Entretien
avec John Sweller, suite. Ci-dessous le billet 4.
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4 /
Connaissances biologiquement primaires et connaissances biologiquement secondaires
OL: Voici une
question de Michael Pershan. Il a fait un bon résumé d’une partie de votre travail. Je partage
cela avec vous car il sort des sentiers battus. Il est professeur de
mathématiques à New York et tient un blog très intéressant. Il pose la question
suivante : « Est-ce que la distinction entre connaissances
biologiquement primaires et connaissances biologiquement secondaires conduit à
des prévisions évaluables ? »
JS: Oui, c’est le cas. Mais nous ne l’avons pas encore fait
suffisamment. La prévision la plus importante est que - c’est presque une
description des deux - vous acquérez des
habiletés différemment selon qu’il s’agit d’habiletés biologiquement primaires
ou secondaires. Il y a une nette différence dans la façon de les acquérir. Nous
avons parlé d’enseignement explicite et la vraie raison pour laquelle nous
avons eu un problème avec les personnes soutenant qu’un enseignement explicite
n’est pas nécessaire, est précisément parce qu’elles n’avaient pas conscience
de cette distinction (entre connaissances biologiquement primaires et chemins
d’apprentissage secondaires).
OL: La première fois
que j’ai entendu parler de cette différence, c’était dans votre article intitulé Story of a Research Program. Et quand
j’ai lu cela, je me suis dit « Tout cela est très sensé ». Les gens demandent
souvent :« Comment as-tu appris à parler ? Comment as-tu appris à
marcher ? »
JS: C’est exactement cela ! Nous apprenons toutes ces
choses, biologiquement primaires, sans enseignement explicite ; mais plus
encore, il serait absurde de fournir un enseignement explicite pour ces
choses-là. Si quelqu’un vous dit : « Tu veux apprendre l’anglais.
Bien, voici ce que tu dois faire avec ta langue. Voici ce que tu dois faire
avec tes lèvres. Voici comment tu dois respirer. Voici comment tu dois placer
ta voix. C’est ainsi que l’on parle en anglais. » (Rires). Bien, vous
savez que cela serait complètement stupide. Pourtant, c’est exactement ce que
l’on fait avec l’écriture. Vous dites : « Tu veux écrire la lettre
-a ? D’abord tu dessines un cercle, puis un trait sur le côté droit »
C’est ce qui se fait. Nous ne faisons
pas cela pour le langage parlé. On peut mesurer tout cela. En effet, tous les
effets de la charge cognitive sont une mesure précise de cela. Si vous essayez
d’enseigner des connaissances biologiquement secondaires de la manière dont les
connaissances primaires sont acquises, cela ne marche pas correctement.
Beaucoup de personnes, y compris travaillant sur la théorie
de la charge cognitive, en raison de la postériorité de la découverte de cette
différence entre connaissances primaires et connaissances secondaires, la
conçoivent comme quelque chose d’optionnel et non indispensable. Mais non, nous
en avons terriblement besoin. Jusqu’à ce que cette distinction ait été
formulée, il manquait une pièce au puzzle. Je savais que certains pensaient
qu’on pouvait « apprendre de manière naturelle en classe », mais je
me suis rendu compte que dans mes expériences, cela ne se passait pas ainsi. Et
je ne pouvais pas collecter de données pour cette théorie. Puis soudain, la
pièce manquante m’apparut.
Cette distinction entre biologiquement primaire et
secondaire est venu de David Geary. Quand vous en avez compris l’importance,
vous devez vous pencher sur l’architecture cognitive associée aux connaissances
secondaires car ce sont elles qui sont enseignées à l’école. Il y a une
architecture cognitive associée à ce type de connaissances (voir ce que dit Andrew
Martin pour plus en savoir sur l’architecture cognitive). Ces
processus cognitifs sont différents de ceux utilisés lors de l’acquisition de
connaissances biologiquement primaires. Nous avons évoqué précédemment
quelques-unes de ces différences mais par exemple, la limitation de la mémoire
de travail lors de l’acquisition d’informations nouvelles, s’applique sans
aucun doute lors de l’acquisition de connaissances secondaires. Je ne suis pas
sûr qu’elle s’applique pour les connaissances primaires. Ou tout au moins, pas
dans les mêmes conditions. Vous pouvez retenir plus d’informations primaires
que secondaires. Rappelez-vous de Miller (1) et son nombre magique sept
plus ou moins deux. Je ne sais pas ce qu’il en est pour quelqu’un en train
d’acquérir une information biologiquement primaire mais je pense qu’il y a
beaucoup plus que cela. Regardez par exemple notre aptitude à reconnaître les
visages. Je ne sais pas combien d’éléments informatifs cela nécessite quand
nous voyons un visage et le reconnaissons, sans doute énormément. Et nous
faisons cela simultanément. Et voilà ! Nous reconnaissons la
personne. La même chose se produit pour le langage et pour tout ce qui relève
des connaissances primaires.
OL: Il y a deux
exceptions auxquelles j’ai pensé par rapport à tout cela. La première, je viens
juste de faire le rapprochement, qu’il y a peut-être des limites à la mémoire
de travail dans l’acquisition des habiletés biologiquement primaires. L’exemple
auquel je pense dans ce cas est celui du « mamanais » ou langage
simplifié, utilisé par les adultes quand ils s’adressent à des petits enfants.
C’est peut-être un exemple qui montrerait comment il pourrait y avoir
potentiellement des limites à la mémoire de travail (du côté de l’enfant en
train d’acquérir le langage) dans le contexte des habiletés primaires.
JS: Oui, c’est
peut-être vrai mais, nonobstant, il faut penser que quand une mère parle à son
enfant, même dans une forme très simplifiée pour dire « C’est un minou »,
l’enfant capte tous les sons. Par exemple, en supposant que vous ne parliez pas
le chinois, si vous entendez quelqu’un disant en chinois « C’est un
minou », tout ce que vous allez entendre est une modulation sonore et si
on vous demande de répéter vous en serez incapable. Il y a là une énorme
quantité d’informations. Plus que ça, je suppose que même s’il ne parle pas
encore très bien, le jeune enfant à qui la maman dit « C’est un minou »,
peut imaginer la chose dans sa tête même s’il n’est pas encore capable de faire
fonctionner sa langue et ses lèvres etc… pour le dire à son tour.
OL: Ils parviennent à
comprendre. Voilà un bel enchaînement vers le deuxième point que je voulais
discuter avec vous. Il y a peut-être une
période propice, j’ai étudié le chinois alors que j’étais adulte.
JS: Oh okay! (rires)
OL: Et afin de
reproduire les sons correctement, j’ai dû étudier littéralement les positions
de la bouche. Ainsi, nous sommes passés du royaume des connaissances primaires
à celui des secondaires parce que j’ai manqué la période du développement
propice à l’acquisition du langage.
JS: C’est exact.
Avant notre entretien, je vous ai dit que j’avais parlé avec mes collègues
français de l’acquisition d’une seconde langue et tout le problème est là. Les
gens supposent que les adultes acquièrent une seconde langue comme les jeunes
enfants acquièrent leur langue maternelle. L’immersion des enfants fonctionne
parfaitement mais nous avons évolué de telle sorte que cela fonctionne pour les
enfants. Par contre, pour un adulte, l’apprentissage d’une seconde langue relève
du processus secondaire. Ce n’est pas une connaissance biologiquement primaire.
OL: C’est amusant
n’est-ce pas ? De réaliser qu’une même connaissance peut changer de
catégorie. C’est extraordinaire.
1. NDT La
loi de Miller (1956) se penchait sur nos capacités de traitement de
l’information. Elle postule que le
nombre moyen d’éléments pouvant être mémorisés est 7 plus ou moins 2.
[1] NDT La loi de Miller (1956) se penchait
sur nos capacités de traitement de l’information. Elle postule que le nombre moyen d’éléments
pouvant être mémorisé est 7 plus ou moins 2.
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