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vendredi 27 novembre 2015

Les coulisses du numérique



Une enquête faite récemment au Royaume Uni révèle qu’environ la moitié des enseignants n’utilisent que rarement les nouvelles technologies dans leurs classes. Ils se disent empêchés par un manque de formation : 49,3% s’en plaignent dans l’enseignement public et 43,9% dans l’enseignement privé. Le coût de ces technologies est évalué à 623 millions de livres sterling pour l’année en cours (soit une moyenne de 11 800 £ par école), autant dire que le rapport qualité /prix n’est pas au rendez-vous. Environ un tiers des enseignants interrogés est tout de même persuadé de l’efficacité de ces technologies pour l’amélioration des résultats quand elles sont utilisées correctement.

Je pense qu’une enquête similaire en France aurait des résultats identiques. Au regard des slogans présentant les nouvelles technologies comme la panacée pour sauver l’école, et au regard des coûts engagés de manière inégale sur le territoire, il est légitime de s’interroger sur les pratiques réelles et sur les éventuels obstacles à leur pleine utilisation. 

Je ne milite pas pour « débrancher les écoles ». Car je pense que l’école doit utiliser tous les outils à sa disposition, dans la mesure où ceux-ci contribuent à faciliter les apprentissages et l’enseignement. Mais qu’il s’agisse d’un ordinateur, d’une tablette, d’un tableau interactif[1], ce ne sont que des outils. Ils n’ont en soi aucun pouvoir magique. Leurs limites sont celles de l’enseignant et de sa pratique pédagogique. Une pratique inefficace le restera même si la classe est équipée des dernières nouveautés technologiques. Il semblerait que ce principe de bon sens échappe encore à beaucoup, en particulier dans les nébuleuses sphères de l’Éducation Nationale. 

Personnellement, j’utilise en classe un tableau interactif qui est un outil très approprié à l’enseignement explicite et, après plusieurs années, le bilan est très positif. L’école dans laquelle je travaille est équipée d’ordinateurs et les élèves y ont eu jusqu’à maintenant un accès fréquent et régulier. 

Vu de l’extérieur, cela est merveilleux. Entrons donc dans les coulisses. En primaire, ces équipements sont financés par les communes sauf plan de dotation de l’État, phénomène assez rare dans les écoles hors zones REP ou REP +. Voici donc, déjà, une situation éminemment injuste. Toutes les écoles de la République ne sont pas égales devant les dotations. Telle commune qui, dans son projet politique place l’école en bonne place dotera généreusement, telle autre pour qui l’école n’est pas une priorité, dotera moins bien. Outre la volonté d’investir dans l’école, il y a aussi la richesse des communes et là aussi, les situations sont variées. Pourtant les programmes nous obligent à préparer les élèves au B2I (Brevet informatique et internet). On peut donc être amené à ne pas mettre le programme en œuvre faute de financement municipal. Cette injustice ne se loge pas uniquement dans le financement des nouvelles technologies, elle concerne aussi tout le reste ; le fait de laisser toute liberté aux communes de financer à leur guise les écoles primaires est la porte ouverte à des traitements injustes. Et considérant le pouvoir grandissant accordé aux  municipalités sur les écoles, il y a de quoi s’inquiéter.

Si l’équipement initial constitue un aspect important du problème, il en est un autre non moins important, il s’agit de la maintenance. Trop de personnes pensent qu’il suffit d’équiper une fois pour toutes. Il n’en est rien. Ces matériels, subissant un usage intense dans une école, ont une durée de vie limitée, et doivent être entretenus régulièrement ; or, à quelques rarissimes exceptions près, aucun budget n’est prévu. C’est ainsi que l’on voit des parcs informatiques inutilisables faute d’être entretenus. C’est encore plus dommageable pour un TBI qui exige une maintenance régulière et dont les pièces sont très onéreuses, comme par exemple l’ampoule du projecteur que l’on doit changer assez souvent. Quand un TBI tombe en panne (matérielle ou logicielle) et qu’il n’est ni réparé ni changé, alors c’est toute la pratique pédagogique de la classe qui est remise en question ; revenir au tableau noir après avoir utilisé un TBI est un retour en arrière dont les élèves sont les premiers à pâtir. Ainsi on peut trouver dans certaines écoles des équipements coûteux mais inutilisables faute d’avoir été entretenus ou remplacés, des parcs informatiques remplis d’ordinateurs poussiéreux et obsolètes. Souvent les écoles récupèrent de vieux ordinateurs dont se débarrassent des particuliers ou des entreprises ce  qui permet de maintenir les apparences. La situation est comparable à celle qui consisterait à enseigner l’écriture manuscrite dans un contexte généralisé de pénurie de papier et de stylos.   

L’enquête britannique soulève aussi l’importante question de la formation des enseignants. Bien qu’ils soient en règle générale des utilisateurs à titre personnels de diverses technologies, ils ne sont pas tous, loin s’en faut, capables d’utiliser les nouveaux outils et de faire face aux aléas quotidiens que tout utilisateur doit être capable de gérer. Par exemple, la formation TBI en école primaire peut consister en une demi-journée pour l’ensemble des fonctions qu’il propose, y compris l’utilisation des boîtiers de vote. Ce qui est largement insuffisant et ne permet pas d’utiliser les nombreuses possibilités qu’offre ce genre d’installation. Ainsi on peut avoir du matériel sous-utilisé ou carrément non utilisé. 

Au total, il y a comme toujours, une différence abyssale entre les annonces,  et intentions affichées et la réalité du terrain, ce  qui est à l’origine d’une situation très inégale entre les écoles françaises. Elle émane de l’inégalité des dotations, de l’absence de maintenance des équipements, d’une formation insuffisante et inefficace. Alors, lorsqu’on annonce aux médias que  le « numérique est au service de l’École » ou que « l’école numérique de demain commence aujourd’hui », force est de constater qu’il ne s’agit là que de paroles creuses dont l’effet incantatoire ne dupe plus grand monde maintenant.  



[1] Ou TBI tableau blanc interactif, appelé maintenant TNI, tableau numérique interactif.

dimanche 15 novembre 2015

Vendredi noir

 À méditer en ces temps de barbarie...

"On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours."
Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, Genève 1764, article Fanatisme, section I.



mardi 3 novembre 2015

L'innovation, un mythe encore vivace



L’Éducation Nationale a des mantras : l’innovation en est un. Depuis des lustres, il est admis que la solution aux nombreux problèmes de baisse du niveau passe par l’innovation pédagogique. Les projets dits innovants sont fortement encouragés, financés et montrés en exemple, non par leurs résultats mais par leur essence même. Une nouvelle catégorie d’enseignants est née : les enseignants innovants.

Bref, de l’innovation en soi. Comme si le principe de nouveauté équivalait par définition à celui d’efficacité. En aucun endroit vous ne trouverez de rapports sur l’impact de ces innovations sur les apprentissages, ni sur le  rapport entre le temps passé et les résultats, ni sur le sort réel et mesuré des élèves en difficulté dans ce genre d’activité.

Penchons-nous donc sur ces expériences montrées en exemples. J’en ai constitué un échantillon, ce n’est pas un inventaire exhaustif mais il permet de se faire une idée. On constate qu’il y a des thèmes récurrents, des catégories. D’abord, se trouvent les incontournables, qu’on pourrait appeler les « invariants de l’innovation » : des activités que l’on encourage depuis des décennies : les ateliers Montessori, la conception et la représentation de pièces de  théâtre, de courts métrages, d’émissions radio, de groupes musicaux, l’apprentissage par situations complexes, la suppression des notes, les randonnées à vélo. On devrait à mon sens les qualifier plutôt de « traditionnelles ». Il y a ensuite les activités liées aux dernières modes qu’elles soient pédagogiques ou plus largement dans l’air du temps : on y trouve en bonne place la classe inversée, le voyage des mascottes à travers l’Europe (apprentissage des langues) ainsi que des « pratiques innovantes d’égalité entre les sexes au sein de Cap Brésil 2014 pour emmener filles et garçons assister à la coupe du monde de football ». Apprendre mieux par le jeu est aussi une vieille lune ; dans cette catégorie toujours prisée, on trouve la création de jeux vidéo, les maquettes en légo, la « gamification ou utilisation des jeux en contexte international ». Mais l’air du temps est aussi au numérique et aux réseaux sociaux, supposés sauver non seulement l’École mais la société entière. Twitter figure en bonne place, mais on trouve aussi des actions telles que « la réalisation d’un logiciel de direction de navire dans une course au long cours », les blogs de classe ou d’élèves (euh ! disons plutôt, « mise en place de situations d’écriture porteuses de sens »), les musées virtuels Pinterest, les livres numériques… Et puis une catégorie inclassable, ô combien savoureuse. Jugez par vous-mêmes : « empêchements clownesques », « une nuit à l’école », ou « café des parents en ligne ». Arrêtons-là cette pittoresque énumération. Si vous voulez en voir davantage visitez le 7ème Forum des enseignants innovants. 

Les fantaisies énumérées ci-dessus, on l’aura compris, n’ont rien d’innovant, sauf à faire remonter l’innovation aux années 70. Mais ce n’est pas le plus grave. Par quelle opération le principe de nouveauté de l’action pédagogique pourrait-il, indépendamment des processus mis en œuvre et de l’impact cognitif sur les élèves, améliorer les acquisitions ? En quoi l’élève, confronté à une action pédagogique jamais encore réalisée par son enseignant puisque nouvelle, apprendra mieux ? Quels mécanismes efficaces sont alors mis en œuvre dans son raisonnement, sa mémoire ? Cela relève de la pensée magique, ni plus ni moins. 

Loin de moi l’idée de rejeter toute idée pédagogique innovante. Mais les élèves n’étant pas des rats de laboratoire, l’éducation étant une chose sérieuse, on ne peut pas honnêtement considérer d’emblée comme efficaces des méthodes ou projets qui ne donnent pas la preuve tangible d’une amélioration des apprentissages. L’innovation doit être encouragée dans la mesure où son seul  but est d’améliorer les résultats des élèves et où elle est capable de rendre compte de cette amélioration. Les projets énumérés ci-dessus devraient être réservés à des activités hors temps scolaire. Le temps scolaire est trop précieux pour être utilisé à des projets incertains voire loufoques. L’amélioration du niveau des élèves doit passer par une utilisation de méthodes ou de projets dont l’efficacité est avérée. 

Alors, qu’est-ce qui aujourd’hui serait une véritable innovation ? Ce serait l’utilisation des données probantes appliquées au champ éducatif avec recours dans les classes aux méthodes efficaces. Ce serait un parti pris novateur car encore jamais envisagé : les données viendraient remplacer l’approche idéologique. De plus, ce serait une garantie d’efficacité : on ne proposerait aux élèves que des démarches et actions sans risque pour eux et profitables au plus grand nombre.