Entretien avec John Sweller, suite. Ci-dessous le billet 9.
Billets précédents
6 / L'échec productif
7 /Comment mesure-t-on la charge cognitive ?
8 /Peut-on enseigner la collaboration ?
9 / Théorie de la charge cognitive : idées fausses et perspectives.
OL: Quelle est selon vous,
la plus importante idée fausse sur la charge cognitive, que vous voudriez
éradiquer ?
JS: Ce n’est que récemment que l’on a commencé à remarquer
l’existence de la théorie de la charge cognitive. Pendant des décennies, j’ai
sorti des articles et c’était comme si je les envoyais dans l’espace, ils
disparaissaient dans l’éther ! Donc, il n’y avait pas d’idées fausses sur
la question. Je crois que la pire idée fausse est que l’on me prête ce conseil :
« Ne donnez pas trop de travail aux élèves en une fois. » Ce n’est
pas ce que je veux dire. Il est vrai qu’il ne faut pas donner trop de travail,
que les élèves ne puissent accomplir. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit
dans la théorie de la charge cognitive. Cette théorie dit que vous pouvez
enseigner la même quantité d’informations en réduisant ou en augmentant la
charge cognitive ; la question est : comment réduire la charge ?
Le but est de la diminuer afin de donner plus d’informations importantes. La théorie de la charge cognitive ne dit
pas : « Enseignez-leur peu de choses. » Elle dit : « Enseignez-leur
autant de choses que possible car c’est utile dans toute société industrielle avancée.
Mais enseignez de telle sorte qu’ils ne surchargent pas leur mémoire de
travail. »
OL: Qu’est-ce qui
vous enthousiasme le plus actuellement dans les perspectives de la théorie de
la charge cognitive ?
JS: Tout change quand apparaît une nouvelle zone d’étude,
et depuis quelques mois, c’est le cas. Je ne peux pas vous indiquer de
publication sur le sujet car il n’y a encore rien, mais nous avons des données
expérimentales. Nous avons toujours supposé que la capacité de la mémoire de
travail était fixe. La seule chose qui change est le contenu de la mémoire à
long terme. Si vous avez beaucoup d’informations en mémoire à long terme,
faites-les passer en mémoire de travail et alors vous avez une énorme
augmentation de la mémoire de travail. Sauf que la mémoire de travail est fixe.
Récemment, nous avons découvert ce que nous avons appelé les effets d’épuisement des
ressources de la mémoire de travail ; cela signifie que si vous avez utilisé
votre mémoire de travail sur un sujet particulier, intensément, pendant un
certain temps, alors au bout d’un moment, vous avez sans doute déjà expérimenté cela,
votre mémoire de travail devient de plus en plus réduite, puis elle disparaît. Vous avez peut-être besoin de vous reposer. Peut-être même
jusqu’au lendemain. De dormir. Cela signifie qu’au repos, votre mémoire de
travail revient. Nous collectons des données sur ce phénomène en ce moment. (Depuis
cet entretien des résultats de recherche ont été publiés sur le sujet. Voir le
résumé de l’article de Greg Ashman ici et l’article original ici).
OL: C’est
intéressant. C’est en rapport avec une autre chose que j’ai entendue. Je suis
sûr que vous connaissez le débit cognitif ? Et le travail de Sendhill
Mullainathan, connaissez-vous ce travail ? Une expérience intéressante a été réalisée(voir l’article ici). Elle porte sur les impacts sur la mémoire
de travail quand on est victime de stress financier. Elle a été menée dans le New Jersey. Il y avait deux conditions expérimentales. Dans
la première, on disait : « Ok John, imaginez que vous avez eu un
accident de voiture et cela va vous coûter $ 1500 en réparations. » Dans
la deuxième : « John, imaginez que vous avez eu un
accident de voiture et cela va vous coûter $ 150 en réparations. » Après
cela, les sujets devaient faire certaines tâches cognitives telles que les
matrices progressives de Raven.
JS: Oh, je vois où cela va nous conduire.
OL: Résultat : pour
ceux qui n’avaient pas de stress financier ($150) cela n’a fait aucune
différence mais pour les autres ($1500) qui étaient en situation de stress
financier, cela a fait une grande différence. Donc, pour ces derniers, leur
cerveau a décidé de suivre le processus suivant de manière subconsciente :
« Oh, comment vais-je faire ? Où vais-je trouver l’argent ? »
Et cela a eu un fort impact. L’autre étude de Mullainathan consistait à tester
la mémoire de travail, ou performance sur les matrices de Raven, de fermiers
dans des pays en voie de développement. Ils étaient testés avant la récolte,
alors qu’ils attendaient et n’étaient pas sûrs si la récolte allait être bonne,
puis après quand ils avaient reçu l’argent de la récolte. Ils ont constaté de
gros impacts là aussi. Il y a dans nos têtes toutes ces choses-là qui
atteignent notre débit cognitif (mémoire de travail) et nous n’en avons aucune
conscience.
John Sweller: Mais cela ne se passe peut-être pas totalement
à notre insu. C’est peut-être même là, devant nous. Il y a deux ou trois ans,
j’ai reçu une universitaire du Canada, Kris Fraser, qui venait en séjour
sabbatique me rendre visite, elle était médecin et elle s’intéressait aux
émotions, elle avait eu des résultats vraiment intéressants. Elle testait des
étudiants en médecine, qui s’entraînaient sur des modèles en plastique. Elle
avait un groupe de personnes qui devaient apprendre à donner un traitement
quelles que soient les conditions, mais durant la pratique, le patient
mourait. L’autre groupe apprenait à donner exactement le même traitement,
mais le patient survivait et guérissait. Ce qui a été observé, c’est la
quantité de choses apprises et il a été observé que ceux dont le patient était
mort avaient appris moins de choses.
OL: Oui, parce qu'ils étaient stressés et se demandaient comment ils avaient pu provoquer la mort
de la personne.
JS: Exactement.
Donc, comme je disais quand nous parlions de motivation, nous ne devons pas
mélanger toutes ces choses. Je pensais, et je pense toujours qu’il en est
ainsi. « Bien, peut-être que la motivation et l’émotion sont liées de
cette façon ? » Je n’ai toujours pas décidé si ces deux facteurs
peuvent être liés.
OL: Cela occupe un
élément de la mémoire de travail ou un nombre d’éléments parmi les plus ou moins 7 disponibles.
JS: Exactement. Si vous vous inquiétez à propos de la mort de votre
patient, alors vous n’apprenez pas. Si vous vous inquiétez sur
la manière dont vous allez vous procurer les $ 1500, vous n’apprendrez pas
autant.
OL: Si vous vous
inquiétez sur la façon dont vous allez répondre à l’évaluation décisive pour le
choix de votre cursus universitaire, etc…
JS: Dites m’en plus !
OL: Eh bien, merci
pour ce moment que vous m’avez consacré aujourd’hui, John.
JS: Bien, c’était
très agréable de discuter avec vous.