Mon attention a récemment été attirée par cette phrase, lue dans le
rapport de l’IGEN des inspecteurs généraux Bouysse et Pétreault, relatif à
l’arrêt des expérimentations PARLER et ROLL.
« Les classes ne sont pas des laboratoires, les élèves ne sont pas des
cobayes.»
J’observe que ce type d’argument est de plus en plus fréquent
dans la bouche des détracteurs des expérimentations pédagogiques. Le recours à
l’intérêt des enfants en n’hésitant pas à les comparer à des cobayes est
l’argument massue de la part de tous ceux qui sont hostiles aux données
probantes, qu’ils soient de l’école constructiviste ou de l’école
traditionaliste. Quel être humain digne de ce nom voudrait faire de nos enfants
des cobayes ?
Mais les choses sont un peu plus compliquées que cet argument
simpliste. La recherche en sciences éducatives est difficilement envisageable sans
une expérimentation en salle de classe. Une méthode pédagogique, même mise au
point par les meilleurs spécialistes dans leur labo, doit passer par le stade expérimental.
En effet, rien ne garantit le succès total du passage d’une théorie, aussi
sérieuse soit-elle, à la pratique en classe. Il existe de nombreux facteurs non
prévisibles et parfois des observations faites en laboratoire peuvent ne pas se
vérifier.
Un petit rappel sur la taxonomie d’Ellis & Fouts est ici
nécessaire. Cette classification, largement admise par la communauté
scientifique, repose sur 3 niveaux de recherche :
Niveau 1
Ce sont les recherches de base : enquêtes, études de cas. Elles
sont de type descriptif. Elles ne permettent pas de mettre en évidence des
liens de cause à effet ou de vérifier
des hypothèses. Elles permettent de formuler des hypothèses. En aucun cas elles
ne peuvent déboucher sur des
recommandations pédagogiques. Elles ont besoin du niveau 2 pour être validées.
Niveau 2
Elles vont permettre d’établir une relation de cause à effet entre
deux ou plusieurs variables. Elles feront l’objet d’une mise à l’épreuve en
salle de classe à l’aide de groupes expérimentaux et de groupes témoins. Les
recherches de niveau 2 offrent donc un degré de validité scientifique plus
élevé que celles de niveau 1.
Niveau
3
Les
recherches de niveau 3 ont pour but l’évaluation des résultats obtenus au
niveau 2 lorsqu’on les implante, par
exemple, systématiquement et à large échelle dans des projets pilotes. Les recherches de niveau 3 sont de loin les
plus fiables sur le plan scientifique, car plusieurs pratiques pédagogiques
peuvent être comparées et testées simultanément.
Ainsi, on comprend mieux toute l’utilité d’une expérimentation en
classe à large échelle avant de faire une recommandation pédagogique auprès des
enseignants. Hélas, nombre de pratiques pédagogiques chaudement encouragées
dans les classes n’auraient aucune légitimité si on avait appliqué ce principe. D’un autre côté, il est évident que les
expérimentations à large échelle sont très coûteuses et que cela échaude les
décideurs. A cela s’ajoute une culture pédagogique française très éloignée de
la recherche scientifique et plus versée dans les principes idéologiques. Ainsi
le constructivisme n’a aucune assise scientifique : les études sur
lesquelles il repose n’ont jamais dépassé le niveau 1 dans la précédente
classification. L’assertion de départ (on doit enseigner en faisant construire
leurs savoirs aux élèves car c’est ainsi que nous apprenons) n’a jamais dépassé
le stade de l’hypothèse. Ce qui ne l’a pas empêché de devenir un dogme.
On comprend mieux par conséquent le problème pédagogique aujourd’hui en
France : c’est le statut des données probantes. Les pesanteurs historiques
font qu’il y a une peur des données probantes y compris expérimentales. Sans
doute car elles risqueraient de remettre en question un grand nombre de
vérités. Une expérimentation comme le projet Follow Through n’aurait jamais pu
voir le jour chez nous.
Mais il y a un paradoxe troublant. Nos décideurs, qui jettent la
suspicion sur le principe expérimental et sur les données probantes, sont les
mêmes qui vouent un culte sans borne au principe d’innovation pédagogique et
l’encouragent vivement, feignant d’oublier que l’innovation sans filet, elle
aussi, nécessite des élèves cobayes. Pourquoi donc les élèves seraient-ils
considérés comme des cobayes dans la perspective d’une expérimentation cadrée,
menée par des spécialistes et ne le seraient-ils plus dans le cadre
d’innovations pédagogiques plus ou moins échevelées et non contrôlées ? On pourrait aussi rappeler le
vœu de Vincent Peillon, dans sa lettre de juin 2012 à tous les personnels de
l’Éducation Nationale, quand il écrivait que la pédagogie devait « être
attentive aux travaux de la recherche ». Que mettait-il exactement derrière le
terme recherche ?
Et enfin, que dire de ces milliers d’élèves qui, depuis plusieurs
décennies, subissent des méthodes pédagogiques inefficaces, comme le montrent les
résultats, imposées par seul souci de la conformité au « pédagogiquement
correct » ? Ne sont-ils pas aussi des cobayes innocents, ne paient-ils pas un
lourd tribut à l’entêtement de nos décideurs ? La recherche en sciences
cognitive a montré qu’un enseignement peu guidé est nettement moins efficace
qu’un enseignement guidé et explicite. On continue de nier cette évidence en
recommandant auprès des enseignants un enseignement peu guidé. Qui sont les
cobayes dans l’histoire ?
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