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jeudi 15 février 2018

Le rapport Villani ne parle pas d'Enseignement Explicite


C’est sans grand enthousiasme que j’ai abordé la lecture du rapport Villani. Un rapport de plus, me suis-je dit. J’ai succombé à la curiosité lorsque j’ai appris qu’il y était question d’enseignement explicite. Je vous livre donc, à chaud, mes réactions sur la question des méthodes pédagogiques, pour ce qui concerne l’enseignement en Primaire.

Tout d’abord, le rapport prend un certain nombre de précautions quant à l’épineuse question des méthodes. Il est écrit : « Il est bien connu qu’une méthode vaut ce que vaut celui qui l’enseigne. Il ne suffit donc pas d’avoir une bonne méthode, il faut aussi se l’être appropriée et y croire. » Bien entendu, une méthode mise en place par quelqu’un qui ne l’aurait pas comprise a moins de chance d’aboutir, cela coule sous le sens. Par contre, je ne vois pas ce que vient faire la croyance. S’il suffisait d’y croire, nous n’en serions pas là dans les évaluations internationales. Le rapport veut sans doute rassurer les enseignants qui redouteraient de perdre leur liberté pédagogique en précisant qu’elle n’est pas remise en question.

Le terme explicite est abondamment utilisé (22 occurrences), sous forme d’adjectif (qualifiant les programmes, les passerelles, le cadre, les apprentissages, le guidage, la demande), de verbe, d’adverbe. Depuis quelques années, on assiste à un phénomène nouveau dans les écrits pédagogiques : la promotion du terme explicite ; contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, cela ne signifie pas, loin de là, que l’on promeut l’Enseignement Explicite ; à ce titre, le rapport Villani est un bon exemple. À tel point, qu’il va jusqu’à utiliser le verbe expliciter en lieu et place du verbe expliquer ; ainsi, on parle « d’expliciter les énoncés, d’expliciter les instructions, les contenus et les méthodes », les enseignants doivent « expliciter leurs attentes ». Quand on explicite, cela signifie qu’on énonce clairement ce qui était implicite. Une instruction, un contenu, par définition, ne doivent pas être implicites. On doit plutôt les expliquer, c’est-à-dire les faire comprendre. Cette remarque pourrait passer pour de l’ergotage malveillant, mais il n’en est rien ; simplement, cette prolifération du terme explicite laisse croire au lecteur lambda que l’on parle d’Enseignement Explicite.  

La question qui se pose alors est :  est-il vraiment question, d’Enseignement Explicite [1], cette pratique pédagogique efficace, définie précisément par Barak Rosenshine et étudiée par beaucoup d’autres ?  Le texte évoque des « méthodes explicites », la « pédagogie explicite et systématique mais non dirigiste », « des méthodes dites explicites ». À aucun endroit du rapport n’est défini ce que le rédacteur entend par ces termes. Le terme est employé au pluriel, on aurait souhaité avoir, si ce n’est un bref descriptif, tout au moins une bibliographie ou sitographie relative à toutes ces pratiques. Dans la sitographie, section Pédagogie, ne figure aucun lien propre à décrire l’Enseignement Explicite. Rosenshine y est mentionné par son texte Principles of instruction - Research-based strategies that all teachers should know, 2012, le lien renvoie à la version originale, en anglais, alors que le texte est très aisément disponible en français. Les quelques éléments épars sur la mise en mémoire, l’acquisition d’automatismes, qui existent en Enseignement Explicite, sont noyés dans quantité d’autres recommandations et en aucune manière associés à cette pratique pédagogique. Au total, il n’est pas vraiment question d’Enseignement Explicite. Les mystérieuses « méthodes explicites non dirigistes » dont il est question, peuvent sans difficulté côtoyer ou même pourquoi pas, se mêler, aux méthodes intuitives, dont on vante les vertus, l’intuition étant déclarée à la suite de Ferdinand Buisson, comme approche efficace dans la construction du nombre.

Mises à part les références théoriques et philosophiques à Ferdinand Buisson, il est très difficile d’imaginer à quoi ressemble la pédagogie intuitive dans une classe, comment se déroule une leçon type, sur quels principes cognitifs elle s’appuie, quelles données probantes, analyses, expérimentations à grande échelle ont montré son efficacité. On notera tout de même que les partisans de cette forme pédagogique étaient présents à la fois dans la commission et parmi les personnes auditionnées. En corollaire, on notera aussi l’absence à la fois dans la commission et parmi les personnes auditionnées de représentants de l’Enseignement Explicite. Je respecte ce choix qui doit avoir ses raisons, mais cela me conforte dans l’idée que toutes les mentions du terme explicite ne font donc pas allusion à cette pratique bien connue des chercheurs aujourd’hui.

Pour résumer, nous avons donc une suggestion pédagogique concernant l’utilisation de « méthodes explicites non dirigistes » dont on ne sait rien. Essayez de taper cela dans un moteur de recherche et vous verrez. On évoque leur efficacité, mais avec tout de même l’ombre d’un doute, puisque selon la mesure n° 3, « La mission recommande une évaluation sur le cycle 2, sur un échantillon de 200 écoles (environ 1 000 classes), des méthodes dites explicites et intuitives. » Voici donc un nouvel indice laissant à penser qu’il ne peut pas s’agir d’Enseignement Explicite. En effet, des centaines de données récentes existent sur l’Enseignement Explicite : expérimentations, études, analyses et méta-analyses. Toutes en montrent l’efficacité, à grande échelle et pour tous les élèves ; le ministère n’irait pas s’engager dans une coûteuse et difficile expérimentation dont on sait déjà que les résultats corroboreraient ceux qui existent déjà.  Par contre, j’applaudis des deux mains pour cette même initiative concernant les méthodes intuitives car il n’y a rien sur la question, sinon, en creux, les généralités relatives à la non-efficacité des méthodes de découverte et autres pratiques faiblement guidées.  Si cette expérimentation voit le jour, si elle est réalisée par un organisme indépendant, je doute fort que les résultats aillent dans le sens escompté.

Au total, les recommandations relatives aux méthodes pédagogiques me font l’effet d’un pâté d’arêtes dans lequel finalement, tout semble se valoir, même s’il est précisé que tout ne se vaut pas. C’est comme si l’on n’osait pas dire les choses clairement, comme si l’on avait peur de heurter les courants pédagogiques consultés. C’est dans ce contexte que l’expression les « méthodes explicites et intuitives » prend tout son sens. Puisqu’il n’en est donné aucune description, libre à chacun d’imaginer. Une pincée de Montessori, une pincée de Freinet, une grande pincée de Buisson, une pincée d’enseignement traditionnel, une pincée de non dirigisme, le tout enveloppé dans un emballage explicite (sans majuscule) pour donner un peu de crédibilité sur le plan de l’efficacité.  




 Voir aussi: http://explicitementvotre.blogspot.fr/2016/01/enseignement-explicite-attention-aux.html
http://explicitementvotre.blogspot.fr/2016/05/enseignement-explicite-ou-enseignement.html





[1] Les majuscules sont là pour désigner cette pratique spécifique et indiquer que l’adjectif explicite n’est pas utilisé au sens commun.

lundi 12 février 2018

Touche pas à ma méthode de lecture !


Les méthodes de lecture phoniques ou phono-alphabétiques déchaînent régulièrement les passions et sont honnies par les partisans des méthodes à départ global, qui elles, sont actuellement le mode d’apprentissage le plus répandu. Quand le ministre Jean-Michel Blanquer a déclaré qu’il souhaitait le retour de la méthode syllabique, comme l’avait fait M. De Robien en son temps, on a assisté à la sempiternelle levée de boucliers des pédagogistes présageant une catastrophe scolaire d’une ampleur jamais vue. Comme si nous n’avions pas encore touché le fond en matière de production d’illettrés. Les arguments sont ceux de toujours, ils ne reposent sur aucune donnée tangible, mais continuent d’être diffusés comme vérité. Ils ne sont d’ailleurs pas propres aux pédagogistes français. On peut les résumer ainsi : ce genre de méthode laisse de côté l’enseignement du sens, est un obstacle majeur à la compréhension et finalement détruit le plaisir de lire.

J’aimerais que l’on me désigne un seul enseignant ignorant que l’acte de lire consiste à comprendre un texte écrit. Dans quel cerveau malade pourrait germer l’idée que lire se résume à produire un son dénué de sens ? 

Il y a aujourd’hui, n’en déplaise à certains, parmi les chercheurs, un consensus se référant au modèle de Gough (Simple View of Reading 1986) selon lequel C = D x O : la compréhension (C) étant le produit du décodage (D) par la compréhension de l’oral (O). Si l’un des deux est nul ou déficient, alors la lecture est nulle ou faible. Le décodage est indispensable dans le processus de compréhension, mais à lui seul il est inutile ; tout comme la compréhension de la langue sans le décodage ne permet pas une lecture efficace.

Le travail sur le sens doit être une partie très importante dans l’enseignement en école élémentaire et ce, quelle que soit la classe. Il doit commencer sérieusement à l’école maternelle par la pratique de la langue orale (expression et compréhension), par l’acquisition du vocabulaire, et par la construction d’une culture générale. L’acquisition du sens repose sur la maîtrise de la langue orale et sur une culture générale. Récemment, on a assisté à un engouement sur ce qui a été nommé « enseignement explicite des stratégies de compréhension ». Les mêmes qui conspuaient l’enseignement explicite phonique du décodage se sont imaginés qu’on pouvait enseigner explicitement à comprendre. D’où l’apparition de batteries d’exercices supposés provoquer la compréhension. Sur la question voir ce billet. Parmi elles, on trouve de nombreuses activités sur les inférences : il s’agit de parvenir à comprendre le sens d’un texte qui ne donne pas des informations explicites. Pour les avoir tentés en classe, je sais que ces exercices ont un impact très faible sur la compréhension. Même si le texte contient tous les indices utiles au sens, l’enfant à qui il manque le contexte culturel ne comprendra pas. Il aura beau essayer de faire des dizaines d’exercices de ce type, rien ne changera. Si le bon lecteur est capable de faire des inférences lui donnant accès au sens, c’est parce qu’il possède les connaissances nécessaires. Prenons un exemple : dans la phrase « J’aurais bien passé mes vacances en Irlande, mais ma femme déteste la pluie », si j’ignore que l’Irlande est un pays pluvieux, je ne comprends pas.

Une méthode phonique est simplement une stratégie efficace pour apprendre à décoder les mots écrits ; elle n’a pas d’autre prétention. Elle est indispensable pour pouvoir réaliser le travail sur le sens. Par contre, une méthode, globale ou semi-globale, qui ne permet pas un décodage parfait ne donnera pas à l’élève la base à partir de laquelle il pourra comprendre. Même si l’élève a la culture nécessaire pour comprendre, s’il n’arrive pas à déchiffrer (par exemple, s’il lit singe au lieu de signe), le sens ne sera pas au rendez-vous.

Tout ceci pourrait n’être que du bon sens ou de l’expérience, mais il se trouve que c’est corroboré par la recherche.

Une étude longitudinale, faite en Angleterre en 2009 par Rhona Johnston et Joyce Watson  a montré que des élèves de CP ayant suivi une méthode synthétique phonique avaient, lors de leur deuxième année d’école, un avantage en compréhension de 7 mois par rapport aux autres élèves ; avantage persistant, mais un peu atténué jusqu’en 5ème (Johnston & Watson, 2009).

On évoquera aussi sur la question l’incontournable projet Follow Through, dans lequel 9 approches pédagogiques ont été étudiées. C’est sans ambiguité l’approche explicite du Direct Instruction (Siegfried Engelmann et Carl Bereiter) qui s’est révélée la plus efficace, non seulement sur les compétences de base, mais aussi sur la résolution de problèmes et l’estime de soi (Barbash 2012). Les enseignants en Direct Instruction utilisent une méthode phonique explicite.

John Hattie dans sa méta-analyse Visible Learning, confirme l’existence de preuves fortes soutenant les méthodes phoniques. Il précise qu’elles ont un impact puissant sur le décodage mais aussi sur la compréhension (Hattie, 2009).

Jean Stockard, chercheuse en sociologie, a comparé les performances des élèves ayant reçu un enseignement en Direct Instruction à celles d’autres élèves. Elle a remarqué que les élèves du groupe D.I. avaient au départ un vocabulaire et des scores de compréhension plus faibles que les autres. En CM2, leurs résultats en vocabulaire et en compréhension dépassaient la moyenne nationale (Barbash 2012). Preuve s’il en faut que l’utilisation d’une méthode phonique ne les a pas lésés sur le plan de la compréhension. 

Louisa Moats (Teaching Reading is Rocket Science) explique que selon la recherche, les bons lecteurs n’écrèment pas le texte, ne l’échantillonnent pas. Ils parcourent chaque lettre du mot en détail, mais le font très rapidement et de manière inconsciente. Quand l’identification des mots est juste et rapide, le lecteur peut alors se consacrer au sens du texte. Selon elle, l’aptitude à prononcer les sons et à reconnaître les mots représente 80 % de l’écart dans la compréhension en CP et continue à être un facteur majeur plus tard (Moats 1999). 

Keith Stanovich qui s’est lui aussi beaucoup penché sur la lecture, explique que les faibles lecteurs sont placés devant des textes trop difficiles, ce qui, combiné à leur manque de pratique, et à leurs faibles aptitudes au décodage, représente pour eux des expériences non gratifiantes les conduisant à moins s’investir dans l’activité. Ainsi, l’automaticité est plus longue à se développer ainsi que la vitesse de reconnaissance. Cette faible vitesse mobilise des moyens cognitifs importants, qui devraient être mobilisés pour le sens. Il faut alors en conclure que la compréhension est entravée par un mauvais décodage (Stanovich 1986). La recherche peut donc, études à l’appui, rétorquer aux défenseurs des méthodes globales ou semi-globales : la non-maîtrise du code nuit à la compréhension. 

Cela est confirmé par E.D.Hirsch selon qui la compréhension s’appuie sur un solide fondement de connaissances générales en plus de la connaissance de la correspondance lettres/sons. Il ajoute que l’automatisation du processus de décodage libère la mémoire de travail qui peut alors se concentrer sur le sens (Hirsch 2003).

David Kilpatrick dans un récent ouvrage résume les plus récentes recherches sur la lecture. L’enfant devient lecteur (comprend) quand il parvient à caractériser les formes orthographiques, ce qui nécessite une combinaison complexe d’habiletés. L’une d’entre elles est la correspondance graphie/phonie ainsi que l’assemblage (Kilpatrick, 2015, p 92).

La correspondance graphie/phonie est importante car elle est une passerelle entre la langue parlée et le code écrit. Selon Mark Seidenberg, les bons lecteurs eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’utiliser les informations phonologiques, contrairement à ce que l’on a prétendu pendant des années. Des expériences (ex : virelangues) ont été menées montrant que l’information phonologique peut interférer avec la performance. Il ajoute que l’orthographe et la phonologie sont intégrées dans le système neuronal de la lecture et du langage parlé ; l’aire de l’orthographe est pénétrée par la connaissance de la phonologie. Autrement dit, la connaissance phonologique est intégrée à d’autres habiletés de lecture et par conséquent si on la supprimait, cela rendrait la lecture plus difficile.

*
Les données sont bien là, pour montrer que la connaissance phonique est essentielle pour la lecture. Pourquoi donc, face à cette masse de données, y a-t-il encore autant de résistances ? 

D’abord, l’approche explicite est en contradiction avec les principes romantiques de l’apprentissage constructiviste selon lesquels l’enfant va découvrir lui-même les principes de la lecture à partir de ses expériences. Et selon lesquels aussi, l’enseignant n’est pas là pour transmettre explicitement mais plutôt pour faciliter l’apprentissage autonome de l’enfant. 

Deuxièmement, les détracteurs des méthodes phoniques, devant la masse des données en montrant l’efficacité, s’accrochent à leurs croyances et tentent de résister aux faits, en véhiculant de celles-ci une image négative (et fausse) et en les accusant d’être mécaniques, autoritaires, répétitives et propres à détruire le plaisir de lire. Il n’est qu’à observer pour s’en convaincre les « débats » dès que la question est d’actualité et la qualité des argumentaires utilisés, qui tiennent plus de l’invective et de la diabolisation que de données probantes. 

Pour l’avoir observé dans les classes, je sais que les enfants faibles lecteurs auxquels on demande de deviner, d’observer les images, de reconnaître la première lettre du mot afin de « lire » sont en insécurité totale et ne parviennent jamais à être sereins dans ce genre d’exercice. Ils décrochent très rapidement et développent un dégoût de la lecture. C’est exactement cela qui détruit le plaisir de lire : l’impossibilité de décoder et donc d’accéder au sens. Ces enfants-là, qui au départ, avaient toutes les chances d’apprendre à lire normalement et rapidement vont venir grossir les rangs des élèves étiquetés dys-.

Un enseignement phonique explicite de la lecture est ce qui se fait de mieux pour faire de tous les élèves des lecteurs efficaces et leur donner le plaisir de lire. À partir de là, ils pourraient avoir une scolarité beaucoup plus profitable. Des méthodes existent déjà en France : par exemple, la méthode Léo & Léa et, pour les plus petits, la planète des Alphas. Malheureusement, les lobbies anti-phoniques sont tellement puissants à tous les échelons de la hiérarchie, que peu d’enseignants les utilisent. 

Il suffirait néanmoins d’une forte volonté politique ministérielle pour parvenir à imposer les méthodes efficaces. L’actuel ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer semble l’avoir. J’entends d’ici le chœur des pleureurs brandir les banderoles d’une liberté pédagogique mal comprise, faute de pouvoir s’appuyer sur des données tangibles. À quoi, l’on pourrait répliquer que la liberté pédagogique s’arrête quand la méthode utilisée nuit à l’instruction des élèves. Et il me semble qu’en matière de lecture, les méthodes globales et semi-globales ont amplement et longuement fait preuve de leur inefficacité. 

 
Voir aussi :






[1] . Aussi appelées par commodité syllabiques.