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mardi 29 novembre 2016

La pédagogie différenciée nuit aux élèves en difficultés. Anthony Radice



 Le billet qui suit est la traduction d'un texte d'Anthony Radice, publié sur son blog.

Différenciation pédagogique. Cela sonne bien. Cela est toujours présenté de telle sorte que quiconque s’y oppose passe pour un monstre insensible. En effet, qui refuserait d’optimiser les chances pour chaque enfant ? Qui refuserait un enseignement à la carte pour chaque élève, en fonction de ses besoins propres ? Si vous êtes hostiles à la pédagogie différenciée, vous êtes taxé de personnage autoritaire détestant les enfants ou alors simplement d’un individu qui ne comprend rien aux enfants. 

Mais, c’est justement parce que nous voulons que chacun reçoive le plus d’attention possible et progresse le mieux, qu’il faut s’opposer à la pédagogie différenciée. Celle-ci est l’un des éléments constitutifs du mouvement général qui veut une école individualisée ou personnalisée. Cela semble merveilleux : un programme taillé sur mesure, adapté parfaitement aux besoins et intérêts de chacun. Néanmoins, il s’agit de l’un des mythes les plus destructeurs dans l’éducation. Voici pourquoi. 

Premièrement, un simple calcul. Si un enseignant s’occupe d’un élève, il ne s’occupe pas des 29 autres dans la classe. Dans un cours de 60 minutes, chacun peut alors bénéficier de 2 minutes d’attention, et être laissé tout seul pendant les 58 autres minutes. Alors qu’en enseignement de classe, toute la classe est guidée par l’enseignant et reçoit un enseignement pendant les 60 minutes. Autrement dit, toute la classe reçoit bien plus d’enseignement que lors d’un enseignement individualisé. 

Une séance en classe entière bien conçue anticipe toutes les questions susceptibles d’être posées par tous. Comparons ceci avec la situation dans laquelle l’enseignant se déplace dans la salle de classe répondant à la même question des douzaines de fois, à la demande de chacun. Alors que vous répondez aux questions individuelles, le reste des élèves est inoccupé car ils attendent pour avoir eux aussi leur réponse individuelle. Ou alors, ils cessent d’attendre et s’occupent autrement. 

Puis il y a la question de la progression. L’apprentissage personnalisé est intrinsèquement incohérent. Si vous voulez enseigner un programme cohérent, il faut procéder de manière systématique, selon une progression spécifique, afin de construire des savoirs cumulatifs année après année. Si chacun a un programme personnalisé taillé sur mesure selon ses besoins et intérêts, alors il est impossible de procéder ainsi. Un programme cohérent aide chacun à progresser de plusieurs manières. Concentrons-nous par exemple sur l’apprentissage du vocabulaire. 

Le vocabulaire s’apprend mieux en immersion. Quand toute la classe étudie un sujet sur une certaine période, tous les élèves sont exposés fréquemment aux mots nouveaux dans des contextes significatifs. Ainsi, ils commencent à percevoir les multiples sens des mots. Les divers sens d’un mot ne peuvent pas s’acquérir par une définition trouvée dans une liste de mots ou dans le dictionnaire. Chaque professeur d’anglais a eu connaissance de résultats cocasses quand les élève essaient d’utiliser un mot trouvé dans le dictionnaire. L’utilisation est rarement appropriée parce qu’ils n’ont pas la compréhension des connotations et des façons de l’employer. 

Un programme enseigné à toute la classe, au cours duquel tous les élèves écoutent les explications, lisent les documents ensemble et dans lequel chacun est engagé dans une pratique orale bien conçue, des discussions de classe, une pratique écrite et exercices de contrôle, sera très profitable à toute la classe, mais surtout aux élèves les plus faibles. Au début, ils ont un vocabulaire pauvre. Mais en les exposant régulièrement à un vocabulaire nouveau dans des contextes significatifs, ils seront capables de rattraper leurs camarades moins en difficulté.  Cela se passe ainsi quand on enseigne à toute la classe un programme cohérent. Cela se passe si et seulement si les mythes néfastes de la pédagogie différenciée ont été dissipés. 

La différenciation empêche l’enseignant de travailler efficacement avec toute la classe. Ainsi cela nuit à tous, mais les premières victimes sont justement ceux à qui cela est supposé servir. Les élèves en difficulté sont ceux qui ont le plus besoin d’un enseignement cohérent, et cela est rendu impossible par les approches pédagogiques individualisées.



vendredi 25 novembre 2016

L'esprit critique déserte les écoles



Une étude récente, menée par l’université de Stanford, montre que la majorité des collégiens américains est incapable d’esprit critique en matière d’articles d’information et prend pour argent comptant tout écrit, y compris des articles sponsorisés. Les jeunes sont particulièrement crédules lorsque les informations s’accompagnent de supports visuels. Si cela n’est guère surprenant quand on a l’habitude de fréquenter des élèves, on ne manquera pas de noter que ces élèves crédules ont été formés via des méthodes pédagogiques censées développer l’esprit critique des jeunes ; c’était là une vertu cardinale revendiquée haut et clair. 

En même temps qu’un allègement régulier des contenus des programmes s’opérait, on insistait donc sur des procédures permettant d’acquérir l’esprit critique. Par exemple, apprendre à questionner un document : qui l’a écrit ? dans quel but ? dans quelles circonstances ? pour qui ? qui était l'auteur ? Apprendre à croiser avec d’autres textes traitant du même sujet. Toutes procédures utilisables dans de multiples domaines. Ces procédures sont certes utiles mais il leur manque un élément essentiel : la culture qui doit obligatoirement les accompagner. Pour savoir si un texte est destiné à vous manipuler ou à vous berner, il est indispensable d’en savoir un minimum sur le sujet. Seul un certain niveau de connaissances permettra une lecture critique. Bien sûr, nous ne pourrons jamais être des experts universels ; mais il y a un minimum requis si nous ne voulons pas que les futurs adultes deviennent des cibles faciles pour les  multiples formes d’endoctrinement qui existent aujourd’hui.

Le problème avec cette approche est qu’elle se trouve en opposition complète avec la pensée pédagogique dominante pour qui l’instruction passe en second plan. E.D. Hirsch a longuement écrit sur la question et expliqué l’importance capitale de l’arrière-plan culturel dans le processus éducatif. Il a par exemple beaucoup insisté sur l’inutilité d’obliger les élèves à utiliser des stratégies de compréhension (qui, quand, quoi…) si ces mêmes élèves n’ont pas un minimum de culture correspondant au thème du texte étudié. Il appelle cela le formalisme, il s’agit de faire passer en premier les outils mentaux et de négliger les contenus culturels. Les stratégies de compréhension sont utiles mais si et seulement si elles s’accompagnent de la culture nécessaire. 

Malheureusement, à l’heure actuelle, l’acquisition durable de connaissances culturelles est le parent pauvre des programmes d’enseignement. Elles ont peu à peu disparu des ambitions éducatives au profit de processus de substitution qui en soi, n’ont aucun sens. Donnons un exemple : demander de rédiger un commentaire historique de l’Édit de Nantes à quelqu’un qui maîtrise parfaitement la méthodologie de cet exercice mais qui ignore tout et de cette loi et de la situation politique et religieuse de l’époque.Il en sera totalement incapable. 

Tant que l’on s’entêtera à mépriser les contenus culturels au profit de savoir-être et de savoir-faire, qui ne sont que des coquilles vides s’ils ne sont pas accompagnés de connaissances, les choses ne changeront pas. On sait aujourd’hui qu’Internet est partout, et qu’il véhicule des milliards d’informations ; que le meilleur y côtoie le pire. Et que le pire y excelle, se développant sur la crédulité des gens.  Face à cela, il devient urgent de donner aux citoyens de demain les moyens de distinguer le bon grain de l’ivraie. Cela passe par l’acquisition d’un bagage culturel. Et par conséquent  d'une véritable réforme des buts et ambitions de l’École.

Voir aussi D.Willingham La pensée critique





samedi 19 novembre 2016

La guerre des mots



Le très conservateur centre Alain Savary a encore frappé sur la question des méthodes efficaces, sous la plume cette fois-ci, de Roland Goigoux ; une première salve avait été donnée en janvier 2016, ce qui m’avait donné l’occasion de publier un billet dans mon blog, afin de clarifier un certain nombre de points face à cette OPA sur le terme explicite, lancée par la sphère constructiviste. 

Aujourd’hui, Roland Goigoux, dans un texte supposé délivrer la vérité aux futurs formateurs, donne 5 orientations majeures pour la formation des futurs enseignants. Le but n’est pas ici de critiquer ces points sur le fond, même si cela se révèlerait fort intéressant. à la lecture de ce texte, il m’est apparu que l’auteur voudrait s’inspirer d’une grille couramment utilisée par la recherche en pratiques efficaces mais en y adjoignant un contenu d’essence constructiviste. Il est clair que la recherche en pratiques efficaces le séduit, mais par contre, il déplore ses conclusions, trop péremptoires à son goût. Ainsi, il parle de professionnalisme enseignant (curieusement avec des guillemets, je n’ose imaginer que ce sont des guillemets d’ironie), d’efficacité des pratiques « validées par la recherche », de EVB (evidence based practices) ; il évoque les méta-analyses mais ne les cite pas et c’est dommage. Ces critères malheureusement ne sont que des coquilles vides. Afin que l’on ne se trompe pas sur ses intentions, M. Goigoux se défend de reconnaître à ce qu’il appelle l’instruction directe, l’efficacité pour tous et en toutes circonstances. À cette fin, il ressort un élément de langage, certes éculé, consistant à dire que « lorsque certains courants de recherche tentent de faire croire que certaines démarches seraient intrinsèquement meilleures que d’autres, ils se trompent ». À affirmer de telles accusations pourquoi rester dans le flou ? Pourquoi ne cite-t-il pas le nom de ces courants pédagogiques qui semblent tant l’inquiéter ? Pourquoi ne cite-t-il pas les méta-analyses qui confortent ses propos ? (« Show me the data », comme se plaisait à dire Rosenshine) S’il a à cœur de former efficacement les formateurs, ne devrait-il pas les informer sur ces dangereux courants pédagogiques qui prétendent connaître des méthodes plus efficaces que d’autres ? Plutôt que de dire le bien et le mal en pédagogie, pourquoi ne pas former les formateurs et surtout les futurs enseignants à être capables par eux-mêmes d’utiliser les résultats de toutes les recherches pour définir leur propre pratique. On parle aujourd’hui outre Atlantique de neuro-éducation à l’attention des futurs enseignants, un nouveau champ disciplinaire, créé au départ pour mettre fin aux neuromythes crus par les enseignants et diffusés par les formateurs. Il serait très utile d’élargir ce champ à l’étude des recherches et à l’aptitude à évaluer, sur des critères scientifiques, leur validité. Mais de toute évidence, les formateurs de formateurs français ne sont pas prêts à cette innovation. 

De fait, ceux qui soutiennent que certaines démarches sont meilleures que d’autres, ne se trompent pas. Il y a consensus sur la question. C’est ce que dit la recherche à l’heure actuelle, les méta-analyses, les sciences cognitives, les expérimentations de grande ampleur, bref tous les outils vers lesquels lorgne M. Goigoux. Par exemple, nous savons aujourd’hui que les pratiques peu guidées sont moins efficaces que les pratiques avec un fort guidage, comme l’Enseignement Explicite. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe qu’une seule méthode efficace. D’ailleurs, la recherche n’a pas dit son dernier mot. 

J’en arrive enfin à la perle de ce texte, celle qui vaut son pesant d’or et m’a extirpée de ma léthargie automnale pour prendre ma plume électronique. Alors que depuis quelques années déjà, il y a eu une OPA sur le terme explicite et ses dérivés par les constructivistes, non pour modifier en profondeur leurs pratiques, mais plutôt dans une perspective générale de relooking, M. Goigoux ose parler de « hold up sémantique » et accuse les praticiens de l'instruction directe de s'approprier le terme ! L’Enseignement Explicite (avec majuscules, pour désigner la pratique définie par Barak Rosenshine) existe depuis 1976. Depuis quelques mois, tout au plus une paire d’années, les partisans des pédagogies actives émaillent avec frénésie leurs écrits, de termes comme explicitation, explicitement, expliciter, dans un bazar dont ils ont le secret et ont l’audace de venir reprocher aux partisans des méthodes explicites l’utilisation d’un terme qui est au centre de leur pratique depuis des années. À ce stade de l’argumentation, je pense qu’il est vain d’expliquer encore et encore ce qu’est l’Enseignement Explicite et la signification des majuscules dans cette appellation, c’est sans doute trop difficile à comprendre… 

Alors, à votre avis, qui a véritablement perpétré le « hold up sémantique » ? 

❋ 

Pour en savoir plus sur la différence entre Direct Instruction et direct instruction :
Pour en savoir plus sur la différence entre enseignement explicite et Enseignement Explicite :
Pour une mise au point terminologique plus générale :
Pour en savoir plus sur les données probantes :