La question des données probantes en éducation suscite encore et toujours
des inquiétudes de la part des docteurs de la pensée pédagogique
dominante. Les pratiques fondées sur les preuves (evidence based practices)
sont par conséquent elles aussi écartées. L’argument roi est d’accuser cette
approche d’être le fruit d’une conception positiviste, ce qui de toute évidence
serait un défaut rédhibitoire.
Mais les chercheurs patentés ne sont pas les seuls à donner leurs avis et
les espaces d’échange sur Internet sont légions : forums ou blogs
d’enseignants, sites de mouvances pédagogiques, de cercles savants, de parents
d’élèves… Force est de constater que la cumulation de l’effet Internet et de la
nature idéologique du sujet aboutit immanquablement à des polémiques
qui se terminent dans le meilleur des cas par un renforcement de chacun dans
ses idées, et dans le pire par des propos diffamatoires et injurieux.
Tout se passe comme si on était incapable de débattre sereinement, idée
contre idée, preuve contre preuve, tout comme le feraient des scientifiques
professionnels. Sans que chacun ne se sente vainqueur ou vaincu. Tout se passe
comme s’il s’agissait d’un combat politique dans lequel il faut faire plier son
adversaire aux idées proposées. J’ai recueilli les arguments récurrents, en
voici quelques-uns.
Les attaques ad hominem, qui consistent à discréditer l’adversaire sur la personne, sur ses
spécificités. C’est la forme la plus vile de l’argumentation, celle qui n’a
aucun moyen de contester le fond.
Les attaques sur le ton, qui reprochent une écriture ironique ou
agressive, violente. Ce qui, après tout, est subjectif ; on le perçoit
comme tel lorsque l’on se sent attaqué. La forme est contestée quand on ne peut
rien dire sur le fond.
L’argument d’autorité, autrement dit : « Qui êtes-vous pour vous permettre de donner
votre avis ? » C’est ce qui se produit quand il y a une idée de
hiérarchie entre les personnes impliquées. Mais aussi lorsqu’un non
professionnel, comme par exemple un parent d’élève, donne son avis. Mais
peut-on se surprendre de ce phénomène alors que tout a été fait pour que tous
les points de vue sur l’école soient d’égale valeur, y compris sur les questions
spécifiquement pédagogiques. Lorsqu’un parent d’élève donne son avis sur les
méthodes, lorsque son choix prévaut en matière d’orientation, il le fait en
vertu d’un pouvoir qu’on lui a octroyé. C’est ainsi que maintenant tout un
chacun a une idée sur l’école, y compris sur des aspects proprement
pédagogiques. C’est ainsi que l’autorité professionnelle de l’enseignant a été
amoindrie. Le problème est que dans la réalité, pour reprendre une parole de
E.D.Hirsch, « on ne possède pas une
idée sur l’école comme on possède un objet ; une idée éducative doit être
basée sur une preuve et sur un argumentaire. »
L’argument d’esprit critique, spécifique aux
enseignants, consiste à désapprouver le principe même de toute critique
pédagogique. Il relève d’une certaine forme de censure morale disant qu’il
est mal de critiquer son prochain. C’est oublier qu’une critique
professionnelle s’adresse à des idées et non à des personnes, qu’elle doit
s’appuyer sur des données tangibles ; c’est oublier le sens scientifique
du mot critique. Par exemple, si je critique le constructivisme quand il suggère
d’entrer dans les apprentissages par la complexité, je m’appuie sur les données
des sciences cognitives (travaux sur la charge cognitive) ; pour autant,
je ne porte aucun jugement moral sur les personnes qui en sont à l’origine ni
sur celles qui le pratiquent. À brider ainsi la parole, on favorise le
développement de croyances et de mythes qui se répandent aujourd’hui à grande
vitesse.
L’argument de vérité. Celui-ci est plus répandu qu’on ne le
croit et émane essentiellement d’enseignants. Il est intimement lié à
l’introduction en pédagogie de la notion d’efficacité. Ce mot, efficace, et, je parle par
expérience, a l’aptitude d’indisposer l’interlocuteur a priori. Celui qui parle
d’efficacité est vite soupçonné de vouloir détenir LA vérité dans le but de
l’imposer au monde entier. La culture sous-jacente transmise aux enseignants
est celle de la « non vérité pédagogique » illustrée par la croyance stipulant que tout se vaut, qu’il n’y
a pas de loi universelle, que chacun doit construire sa propre pratique. À tel point, que l’idée de
pratique reconnue comme efficace, est taboue. Mais tout cela est faux :
même si chaque enseignant a sa personnalité et ne ressemble en rien à son
voisin, il y a des invariants ou principes de base incontournables. Il
sera très difficile de faire disparaître ce type de réaction qui relève plus du
trait de mentalité profond ; même les données probantes auront du mal à
l’éradiquer.
Le procès d’intention. Il est un peu le pendant de l’argument ad hominem. C’est le fruit d’une
malhonnêteté intellectuelle consistant à faire tenir à l’adversaire des propos
qu’il n’a pas tenus. Soit par incompréhension de son discours, soit par volonté
de nuire. Par exemple, lorsque l’on dit à une personne présentant une méthode
efficace qu’elle a pour ambition d’imposer son modèle à tous. Ou bien que les
mesures scientifiques de l’efficacité transforment les élèves en rats de
laboratoire ou en vulgaires données statistiques.
L’argument de positivisme, évoqué plus haut.
Vouloir utiliser les données probantes en enseignement serait issu d’un choix
philosophique (le positivisme) consistant à expliquer et comprendre le monde
par l’approche scientifique expérimentale. Or, étant donné l’existence d’autres
courants philosophiques proposant d’autres approches, pourquoi privilégier
celui-ci ? Cet argument arrange bien ceux qui en sont à l’origine :
en rejetant le principe même des preuves scientifiques, ils ne sont pas tenus
de justifier leur position par des preuves de même nature, et évitent ainsi une
grande difficulté. S’ériger en adversaire du positivisme est donc une argutie
bien pratique pour discréditer des éléments qui mettraient en cause un
positionnement auquel on est attaché pour des raisons diverses et variées, la
plupart du temps idéologiques. Pour ces personnes-là, les données probantes
sont une réelle menace.
Pour terminer, on peut évoquer la loi de Godwin qui, si elle n’est pas spécifique à l’éducation, se vérifie rapidement dans
les discussions.
Ces différents arguments ont en commun de ne pas s’attaquer au fond des
choses. Si les données probantes et les pratiques qui en découlent ont tant de
mal à se faire une place en éducation, c’est parce qu’elles sont écartées a
priori. Les plus habiles les écartent en réfutant le courant philosophique
(le positivisme) qu’elles seraient censées représenter. Les moins habiles usent
des arguments énumérés ci-dessus. Mais tous les redoutent car elles sont une
menace pour la validité des pratiques qu’ils défendent et qui, elles, n’ont
comme validation qu’un postulat idéologique de départ. À un moment où il est
patent que l’école ne parvient plus à instruire ses élèves, les EBP ou
pratiques pédagogiques basées sur les données probantes (dont l’efficacité est
avérée par la recherche et les expériences in situ) sont une alternative très
porteuse et potentiellement dangereuse pour les politiques éducatives en place.
C’est pourquoi elles sont soigneusement maintenues sous le boisseau dans les
instituts de formation par exemple, ou dans la formation continue. Tout cela au
nom de « l’intérêt des enfants », bien entendu.
En procédant ainsi, en formatant l’esprit des enseignants lors de la
formation initiale, en ignorant le pluralisme pédagogique, on contribue à faire
de l’enseignement une profession immature, selon l’expression de D. Carnine et
Clermont Gauthier. Cela consiste à autoriser des façons de faire dont les
effets positifs sur les enfants n’ont été montrés ni sur le terrain, ni d’une
manière théorique ou expérimentale. Les décideurs ont une lourde responsabilité
dans l’affaire, ils ont réussi à faire du métier d’enseignant une profession qui
doute d’elle-même, qui se culpabilise, réduite à chercher des recettes et ignorant
les principes incontournables pour des apprentissages réussis. Comme l’écrit
Kerry Hempenstall,«L'éducation a une histoire émaillée par
l’adoption régulière d’idées nouvelles mais sans aucune évaluation à grande
échelle ni recherche scientifique, lesquelles seraient nécessaires pour
distinguer les réformes efficaces des réformes inefficaces. Cette absence de
point de vue scientifique a empêché l’amélioration du système éducatif et a nui
à l’amélioration qualitative du corps enseignant sur une longue période. »
Les débats sont donc fondamentalement voués à l’échec et c’est tout un art,
lorsque l’on s’y prête malgré tout, de garder un certain recul. Je suis
moi-même tombée dans le piège plusieurs fois, pensant naïvement que des
explications claires et étayées de preuves auraient un certain pouvoir de
conviction. Néanmoins, le prisme d’Internet est trompeur ; tout le monde
ne s’y exprime pas, en particulier ceux qui partagent le point de vue exposé.
On prend plus facilement sa plume virtuelle pour dire son désaccord que pour
signaler son assentiment.
Quoi qu’il en soit, chacun aura compris que les données probantes ont
encore un long chemin à faire pour s’installer dans le domaine éducatif en
France. Elles commencent à s’implanter dans certains pays anglo-saxons et je ne
désespère pas de les voir arriver chez nous… disons dans un siècle ou
deux !
Il ne me reste plus qu’à laisser la conclusion à Euclide, tant pis pour l’anachronisme,
dont la célèbre phrase malheureusement, me paraît convenir à la teneur des
débats en matière de données probantes en éducation.
Ce qui est affirmé sans preuve peut être nié sans preuve.
Voir aussi ici sur les données probantes et ici sur la place de la science en enseignement.
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