J.M.
Blanquer, nouveau ministre de l’Éducation Nationale, a l’intention de
s’attaquer aux méthodes de lecture, proposant une « pédagogie explicite,
de type syllabique » en opposition à une méthode globale, inefficace. Tout
le monde, et en particulier les enseignants, devrait s’en réjouir. Mais,
comme à l’habitude, il n’en est rien. Vouloir introduire les données probantes
dans l’enseignement en proposant une méthode dont l’efficacité est avérée,
voilà de quoi en hérisser plus d’un ! Et les réseaux sociaux de s’affoler,
et de ressortir des placards des arguments aussi obsolètes que tendancieux. En
voici quelques-uns.
- La méthode globale n’existe plus dans les écoles.
Certains
prétendent même qu’elle n’a jamais existé. On ajoute que les méthodes mixtes l’ont remplacée, qui
seraient des compromis idéaux faisant la part belle à la lecture syllabique.
Les
méthodes mixtes ont toutes un départ global, au cours duquel les enfants
mémorisent photographiquement un stock de mots. L’accès au code alphabétique
intervient plus ou moins tard selon les méthodes [1].
Les
mécanismes de la lecture globale, inculqués en début d’année (reconnaître un
mot photographiquement, comme une image), risquent de persister chez le lecteur
débutant, qui conservera cette habitude mauvaise de deviner plutôt que de lire.
C’est une habitude néfaste car elle laisse à penser que lire c’est deviner. Ce
qui est faux.
De
plus, elle induit de multiples confusions dues à une perception trop générale.
Ex : champion/champignon – cousin/ coussin etc… L’élève, quand il commet
une erreur, n’a pas les moyens de se corriger, vu qu’il ne possède pas encore
le code de déchiffrage. Dans le meilleur des cas, il va tâtonner, faire des
tentatives essai/erreur, ce qui est coûteux en charge cognitive. Plus
couramment, il va rester sur son erreur. Cette mauvaise habitude est très
difficile à éradiquer, plus particulièrement si elle a été mise en place dès la
Maternelle, ce qui est souvent le cas. Certains enfants apprendront à lire avec
une méthode à départ global en s’appropriant le code alphabétique tout seuls
mais il faut reconnaître qu’on leur aura bien compliqué les choses et
l’expérience montre qu’ils ne sont pas à l’abri de vieux « réflexes
globaux ». Quant à l’élève en difficulté, il ira grossir la clientèle des
orthophonistes s’il a la chance d’être repéré par son enseignant ou ses
parents.
Une
méthode mixte, quelle qu’elle soit, comprend trop d’approche globale, que rien
ne justifie, surtout pas l’accès au sens. Le sens a un préalable qui est un
déchiffrage correct.
- · Le sens : les méthodes phono-alphabétiques ou syllabiques négligent le travail sur le sens.
Voici
le mantra préféré des détracteurs des méthodes phono-alphabétiques. Faire
déchiffrer bloquerait l’accès au sens. Comment une telle ineptie a-t-elle pu
avoir pignon sur rue depuis des décennies ? C’est exactement comme si en
musique, l’étude du solfège était supposée empêcher de percevoir la mélodie
jouée ou chantée. Dans les faits, il n’en est rien : sans déchiffrage, pas
de sens.
Comme
toujours dans les « raisonnements » constructivistes, on part d’une
vérité. Ici : déchiffrer un mot ne donne pas obligatoirement d’indication
sur son sens. Que l’on transforme en concluant : puisque déchiffrer
n’apporte pas toujours de sens, alors déchiffrer n’est pas utile. Ce qui
devient : déchiffrer empêche le sens d’émerger.
Les
partisans des méthodes phono-alphabétiques ne sont pas idiots au point de ne
pas avoir pour ambition la compréhension d’un texte écrit ; ils savent que
l’acquisition du sens repose sur :
La
maîtrise parfaite du code de déchiffrage
La
maîtrise de la langue orale
La
possession de vocabulaire
Les
connaissances générales.
Omettre
l’un de ces éléments conduit à un échec. C’est aussi simple que cela. Prenons
un exemple : si je lis éruption
pour irruption, la phrase n’aura pas
de sens car j’ai fait une erreur de déchiffrage. Si j’avais lu correctement,
j’aurais eu plus de chances de comprendre, pour autant que j’ai eu ce mot en
stock, ce qui fait référence à un autre aspect de la lecture.
Toujours
en rapport avec le sens, on reproche aussi aux méthodes phono-alphabétiques de
ne pas proposer de vrais textes, mais plutôt des énoncés simples à la syntaxe
et au vocabulaire pauvres. Voici un autre argument typiquement constructiviste,
consistant à aborder la complexité d’emblée. Les sciences cognitives ainsi que
les expériences de terrain disent qu’au contraire, si l’on veut éviter la
surcharge cognitive, on doit partir du simple pour aller vers le complexe. Mais
le bon sens parle aussi. Donnerait-on à lire, même en fin de CP, ce texte, tiré
du Petit Poucet ?
« Ce n’est pas que le bûcheron ne fut peut-être encore
plus fâché que sa femme ; mais c’est qu’elle lui rompait la tête, et qu’il
était de l’humeur de beaucoup d’autres gens, qui aiment fort les femmes qui
disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toujours bien dit. »
Les
méthodes d’apprentissage de la lecture, au CP, doivent obligatoirement partir
de textes simples, et quand le déchiffrage est devenu automatique, alors il est
temps de compliquer les sources, tout en tenant compte du niveau de l’enfant. Le travail
de compréhension en lecture se prépare par un travail sur la langue, sur la
syntaxe, sur le vocabulaire, sur les connaissances générales. On ne dira jamais
assez l’importance de tout cela. C’est
une caricature, ou pire, une tromperie, que de dire que si l’on enseigne le
déchiffrage de façon systématique et explicite, alors on ne travaillera pas sur
le sens.
- Dans la méthode phono-alphabétique, il n’y a pas d’anticipation, ni de prise de risque sur le sens.
Deviner n’a jamais été un mode d’apprentissage efficace.
Quant à la prise de risques, il est vrai qu’elle existe dans tout
apprentissage. Elle doit être réduite et non pas érigée en système. La méthode
phono-alphabétique a cet avantage de faire reposer la réussite sur une prise de
risques minimale. Même quand une erreur est faite, la connaissance du code va aider
l’enfant à se corriger, alors que dans une autre méthode, la correction
consistera à prendre un nouveau risque, en disant un mot au hasard.
- La lecture devient une activité en soi et non une recherche d’informations.
Cette remarque révèle
une confusion entre l’apprentissage du déchiffrage (qui nécessite des séances
systématiques et explicites ainsi qu’une importante pratique) et l’utilisation
de la lecture comme moyen d’accès aux apprentissages. Elle révèle une confusion
entre la méthode de déchiffrage phono-alphabétique et l’activité de lecture au
sens de compréhension de l’écrit. Elle fait comme si, une fois le déchiffrage
acquis, aucun travail sur la compréhension n’était réalisé. Au contraire, la
méthode d’apprentissage phono-alphabétique permet aux élèves de décoder de
manière sûre et rapide ; ils ne butent plus sur des mots nouveaux ou
difficiles. Cette automatisation du déchiffrage libère la mémoire de travail,
dont on sait qu’elle est limitée en temps et en contenu, et celle-ci peut alors
se consacrer au sens. L’enfant incapable de cette automatisation du
déchiffrage, sera en surcharge cognitive très rapidement et aura encore plus de
difficulté pour le sens. Bien entendu, l’enseignant partage son enseignement de
la lecture entre le déchiffrage et le travail, encore plus vaste, sur la
compréhension.
- Les limites de la méthode alphabétique : On ne peut pas tout lire en syllabant.
L’exemple
tenant lieu de preuve est « Les poules du
couvent couvent. » Les équivalences son/graphisme offrent parfois plusieurs
solutions. Pour comprendre la phrase dans l’exemple cité, il faut avoir conscience
que le premier couvent est un nom et
que le second est un verbe; donc il faut une connaissance grammaticale pour
pouvoir choisir le phonème adéquat. Il faut par ailleurs posséder la
connaissance sémantique de couvent et
couver. Si ces trois conditions ne
sont pas réunies, il est impossible de lire. Cela montre bien que la lecture ne
peut pas être une seule technique et que les approches grammaticale,
orthographique et lexicale doivent se faire en même temps. Les détracteurs des
méthodes phono-alphabétiques feraient mieux de se poser la question sur la même
phrase, donnée à lire à un élève apprenant par la méthode globale.
- Les méthodes phono-alphabétiques font pratiquer la lecture à haute voix, ce qui est généralement nuisible.
Ici,
il s’agit d’affirmer que la lecture à haute voix n’a aucune action sur la
compréhension et que les élèves qui s’y livrent auraient tendance à ânonner ;
en d’autres termes, l’exercice empêcherait une oralisation fluide.
Pour
répondre à cela, il est vrai que l’oralisation n’induit pas forcément le sens
(même si parfois le fait de lire à haute voix nous éclaire soudainement). Mais
les séances de lecture orale n’ont jamais eu cette prétention. Par ailleurs, si
les élèves ânonnent, c’est justement car ils n’ont pas assez pratiqué la
lecture à haute voix ; pour parvenir à une lecture fluide et expressive,
il faut une pratique nombreuse et régulière.
- Les méthodes phono-alphabétiques provoquent une « cécité orthographique ».
C’est
le reproche que faisait en son temps E.Charmeux, repris ensuite par ses suiveurs.
Cela est faux. Au contraire, le déchiffrage, en obligeant à regarder toutes
les parties du mot, favorise l’accès au code orthographique. Les marqueurs
orthographiques sont souvent à la fin des mots. L’enfant déchiffreur les lit
obligatoirement au même titre que toutes les autres lettres. Le principe
syllabique oblige l’élève à acquérir cette habitude de bien examiner les mots
qu’il lit ; par conséquent, il sera plus réceptif aux marqueurs
orthographique qu’un élève ayant un réflexe global.
Pour terminer,
il faut souligner que toutes les données sur la question penchent en faveur des
méthodes phono-alphabétiques, ce qui est confirmé par la pratique de terrain
des enseignants qui les utilisent. C’est une étude américaine qui la première l’a
révélé ; il s’agit du National Reading Panel, réalisé en 1997. C’est une
méta-analyse reposant sur 100 000 recherches effectuées sur la
question. La conclusion précisait :
- Qu’un
enseignement phonique systématique est de loin la méthode la plus profitable
pour tous les élèves, même en difficultés.
Bien sûr, cet enseignement doit s’accompagner d’un travail sur l’usage
des mots, c’est-à-dire sur le sens ; mais viendrait-il à l’idée d’un enseignant
de ne travailler que le décodage sans jamais se pencher sur le sens de la
langue
- Que la
lecture courante ainsi que la lecture orale doivent aussi faire l’objet d’un
enseignement particulier.
- Que la
compréhension implique des travaux sur le vocabulaire oral et écrit, de manière
directe et explicite comme de manière indirecte et occasionnelle.
Par
ailleurs, rappelons car c’est essentiel, que l’apprentissage systématique du
décodage permet à la mémoire de travail de n’être pas saturée. Il faut retenir
un nombre limité de combinaisons graphiques. Le travail sur le sens se fera beaucoup mieux au quotidien, quand le lecteur sera libéré du souci d’avoir
à décoder le mot, autrement dit quand cela sera automatisé. Toute son énergie cognitive sera alors mise au seul service de la compréhension, qui est ne l’oublions pas, le
but seul et unique de l’acte de lire.
D’autres
recherches ont été faites sur la lecture, elles vont dans le même sens. Comme par
exemple, celles de S. Dehaene, J. Ziegler, L. Sprenger-Charolles. Des expériences
comparatives sur l’efficacité des différentes méthodes ont été menées aux
États-Unis, en Belgique, en Écosse qui toutes sont arrivées à la conclusion
suivante : la méthode phono-alphabétique est plus efficace pour la lecture de
mots, la lecture de textes, l’orthographe phonétique. Mais elle l’est aussi en
compréhension, vitesse de lecture, transcription de syllabes et de mots.
☀
Il ne
reste plus qu’à espérer que le nouveau ministre de l’éducation Nationale saura convaincre les hiérarchies
intermédiaires et les éminences grises des instituts de formation de la nécessité de recourir aux données
probantes et de l’idée, jusqu'alors saugrenue dans le monde éducatif, d’efficacité.
[1] . Selon le rapport de
l’Inspection générale de l’Éducation Nationale de novembre 2005, L’apprentissage
de la lecture à l’école primaire, en moyenne, il n’intervient pas avant le mois
de novembre.
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