Depuis quelques temps, on ne
parle plus que de cela dans le microcosme éducatif. L’école en général, et les
enseignants en particulier, doivent faire montre de bienveillance envers les
élèves.
Déjà, le rapport de
concertation sur la refondation de l’été 2012 y faisait largement allusion.
Lorsque vous faites une recherche sur le portail officiel Eduscol, la
bienveillance est partout, vous y trouvez pêle-mêle : le guide de l’école bienveillante, la
bienveillance par l’innovation, l’évaluation bienveillante, l’aide
personnalisée bienveillante, la coopération bienveillante, la prise en charge
inter-catégorielle différenciée et bienveillante, le travail collaboratif et
bienveillant, la classe comme lieu de bienveillance et de construction des
connaissances, la communication bienveillante, la parole vraie d’intention
bienveillante, le climat bienveillant, l’esprit de bienveillance, l’écoute
bienveillante, l’équipe bienveillante, la prise en charge bienveillante, la
curiosité bienveillante, la « culture » de bienveillance, la férule
bienveillante (il fallait oser !), la posture bienveillante, l’autorité
bienveillante, l’accueil bienveillant, le regard bienveillant, la houlette
bienveillante … J’arrête là cet inventaire, il y en a tout autant sur
Edusphère. Le lecteur avisé aura compris que l’école du futur sera
bienveillante ou ne sera pas. Nous assistons en direct à la naissance d’un courant pédagogique nommé « bienveillantisme ».
En filigrane, cette lourde
insistance illustre un reproche à l’endroit des enseignants, qui de toute évidence manquent
cruellement de cette vertu cardinale, devenue à la mode. Que celui qui a des
oreilles entende : les professeurs seraient d’abominables autocrates,
dépourvus d’empathie, sévères, injustes, cruels, se complaisant à rabaisser
leurs élèves, les accablant de mauvaises notes non méritées, se moquant d’eux à
l’envi… L’impopularité avérée des enseignants dans la société n’avait vraiment
pas besoin de ce nouveau coup.
Disposition généreuse à
l’égard de l’humanité. C’est ainsi que l’on définit le mot bienveillance. Il
s’agit donc d’une qualité humaine louable. Il n’est pas question ici d’affirmer
que cette vertu n’a pas sa place dans l’enseignement. Il s’agit simplement de
dénoncer la mise en avant unique de cette vertu humaniste comme solution
nouvelle aux résultats catastrophiques de l’école française et l’utilisation
d’un raisonnement une fois de plus fallacieux que l’on pourrait résumer
ainsi : l’absence de résultats à l’école trouve son origine dans le
manque de bienveillance des enseignants ;
si les élèves échouent c’est car leurs enseignants sont mal disposés
envers eux, leur octroient de mauvaises notes, les moquent, les rabaissent.
C’est une contre-vérité énorme et dangereuse car elle plaît à l’opinion. Faute
de vouloir se pencher honnêtement sur les raisons de l’échec de l’école (les
méthodes pédagogiques inefficaces), les éducrates font d’une pierre deux
coups : ils se dédouanent de toute responsabilité (les enseignants sont
malveillants) tout en restant dans leur champ idéologique qui consiste à
occulter le réel. Par exemple, supprimons les notes ou les évaluations
négatives : l’institution est ravie car les statistiques internes vont
monter, tout en s’octroyant les lauriers de l’humanisme. On pourra nous dire
dans quelques temps : vous voyez, depuis que l’école est devenue
bienveillante (bonnes notes à tout le monde) les résultats ont grimpé. Restera
tout de même l’épineuse question des comparaisons internationales ; une
solution à mon sens porteuse serait de ne plus y participer.
Mais puisque la question de
la bienveillance est à l’ordre du jour, saisissons l'opportunité pour dépasser
les poncifs ci-dessus parés d’un humanisme de surface ; il est vrai que la
bienveillance manque cruellement dans l’Éducation Nationale mais pas de la
façon que l’on nous décrit. Considérons les enseignants: ils sont le niveau
zéro de la hiérarchie de cette usine à gaz, considérés comme de vils exécutants
et qui pourtant tout au long des réformes qui disent la doxa, continuent contre
vents et marées à tenir les classes, les élèves, leurs parents. Qui chaque jour
doivent affronter solitude, désarroi, agressions, découragement, manque de
moyens devant des classes de plus en plus difficiles, des parents d’élèves de
plus en plus intrusifs. Tout cela pour une reconnaissance sociale nulle et un
salaire se réduisant comme peau de chagrin, parmi les plus bas en Europe. Où
est la bienveillance dans cela ?
Considérons maintenant les
élèves. Notre système est malveillant envers eux, non en raison de la
méchanceté des enseignants, mais simplement parce que l’école ne parvient pas à
les instruire tous. Notre système est malveillant envers les élèves parce qu’il
ne leur permet pas de bénéficier de méthodes pédagogiques efficaces. Notre
système est malveillant envers les élèves issus de classes sociales
défavorisées car il les laisse de côté et refuse de prendre en compte les
quantités de données probantes qui permettraient à leurs enseignants de les
faire réussir. Non, la bienveillance ne consiste pas à faire croire aux élèves
et à leurs parents qu’ils ont réussi quand c’est faux. Elle consiste à les
faire véritablement réussir. Cela impliquerait une véritable et profonde remise
en question des méthodes pédagogiques officielles, ainsi que le choix audacieux de
s’appuyer sur les données probantes, plutôt que sur des considérations idéologiques devenues aujourd'hui obsolètes.
Oui, je suis d’accord pour
parler de bienveillance à l’école, mais honnêtement et sans se voiler la face.
L’école échoue depuis des années mais ce n’est pas à cause des enseignants.
Elle échoue à instruire les élèves car elle échoue à former des enseignants
efficaces et à leur donner les moyens de travailler correctement. L’enseignant
est sans cesse culpabilisé, infantilisé et accusé de tous les maux ; il
serait temps que les véritables décideurs assument enfin leurs responsabilités,
et s’ils sont véritablement convaincus du rôle de l’école publique dans la
société, prennent enfin des décisions allant dans le bon sens.