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jeudi 25 septembre 2014

E B P, mais encore ?


Parce que la pratique basée sur les preuves (ou Evidence Based Practice) est encore largement ignorée chez nous, voici quelques éléments permettant d’en mieux comprendre la teneur et l’intérêt. Si cette idée a tant de mal à être admise dans le milieu éducatif français, c’est car elle remet en question nombre de croyances si fermement ancrées dans l’opinion.

Partons de la question suivante : sur quoi repose la pratique professionnelle enseignante ? Sur des croyances, sur une tradition, sur une pratique artisanale, sur une vocation ...

Croyances  : de la même manière que l’on croyait aux vertus thérapeutiques de la saignée, il est admis que l’on doit adapter son enseignement au style cognitif de chaque élève, ou bien que la mémorisation systématique de certains faits nuit à la compréhension ou encore qu’il faut mettre d’emblée les élèves devant des situations complexes afin qu’ils apprennent mieux. Ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres. Il s'agit d'un méli-mélo de croyances sans lien avec le réel; elles constituent les bases de la pratique enseignante.

Tradition : la pratique doit se situer dans une continuité historique ; l’enseignant reproduit la pratique à laquelle il a été confronté enfant et il l’adapte avec plus ou moins de succès à son époque. On part du principe que les pratiques d’autrefois étaient bonnes, et par conséquent elles doivent être perpétuées.

Artisanat : l’enseignant est un artisan, il s’appuie sur un savoir-faire particulier, hors d’un contexte généralisé. L’enseignant artisan a une pratique unique, la sienne, qu’il a mise au point en observant ses maîtres. Il apprend en observant ses collègues. Il reproduit les actions qu’on lui montre, il a une marge de manœuvre limitée.

Apostolat : On pourrait ajouter à cela « l’enseignant-curé », personne ayant reçu une vocation à exercer ce métier, faite d’amour, d’abnégation, de dévouement. Cette conception est parée de toutes les vertus humanistes et vise à rendre les enfants heureux. Le salaire importe peu. Curieusement, elle persiste et même se développe en des temps où les vertus de ce type ont tendance à disparaître. Elle plaît au ministère, sans doute car elle fait passer au second plan les revendications salariales.

Dans la pratique, on notera la plupart du temps, un mélange de ces approches, au risque d’obtenir des compositions assez saugrenues. On notera aussi que le principe de recherche d’efficacité n’est pas dominant, même si chaque enseignant revendique personnellement des résultats. On comprend mieux pourquoi une pratique basée sur les preuves, utilisant les apports de la science serait véritablement révolutionnaire.

Voyons un peu comment les autres disciplines ont envisagé la question.  Cela n’a pas été facile. Ainsi, Lister au milieu du XIXème siècle, s’est fait le propagateur de l’antisepsie en chirurgie. Mais il a fallu attendre une cinquantaine d’années avant que les mesures d’hygiène qu’il préconisait soient effectivement mises en œuvre dans les salles d’opération.  En médecine, on date aux années 90 l’apparition de la médecine basée sur les preuves. Elle est définie ainsi : «  utilisation consciente, explicite et judicieuse des meilleures preuves pour la prise de décision relative à la santé des patients ». (Sackett, 1996). Cette méthode s’est étendue à d’autres disciplines comme la psychologie par exemple; les essais randomisés contrôlés sont devenus le gold standard pour évaluer l’efficacité d’une intervention. Ce type d’étude est très fiable. La formation professionnelle aux disciplines utilisant les données probantes accorde une grande importance à la conception de la recherche empirique.

L’adoption des données probantes est un signe de maturité professionnelle, comme l’explique très clairement Douglas Carnine : « Une profession mature est caractérisée par le remplacement des jugements d’experts individuels par ceux construits sur des données quantifiées pouvant être inspectés par un vaste public ; moins d’importance est accordée à la confiance personnelle et plus à l’objectivité ; un plus grand rôle est accordé aux mesures standardisées et à des procédures issues d’informations scientifiques utilisant des groupes de contrôle. » (Carnine, 2000). Cela ne laisse aucune place aux décisions subjectives individuelles ou à l’idéologie.Les domaines qui ont le plus évolué récemment sont ceux qui utilisent les données probantes comme par exemple la médecine, la technologie, les transports, l’agriculture.

En matière éducative, les États-Unis et l’Australie semblent prêts à franchir le pas si on en croit les diverses déclarations d’intention. Un édit fédéral américain de 2012 demande officiellement de promouvoir l’utilisation de preuves rigoureuses pour la prise de décision, les programmes administratifs et la planification nationale. En Australie, le gouvernement a récemment demandé que dans toutes les écoles primaires, soient utilisées des pratiques enseignantes s’appuyant sur des preuves rigoureuses afin d’améliorer la littéracie. Comme il demande aussi à la formation des enseignants d’inclure des modules de formation à l’enseignement basé sur les données probantes.  (Response to recommendations of the Dyslexia Working Party Report ‘Helping people with dyslexia: A national action agenda’ sep 2012).

Les approches basées sur les preuves ont développé des revues systématiques de grande ampleur et des méta-analyses, lesquelles permettent un accès facile à ce qui est efficace.C’est ainsi que ces études ont démoli un certain nombre de croyances populaires comme par exemple :

  • Apprendre à lire est un acte naturel, comme apprendre à parler.
  • Les enfants n’apprennent pas à lire afin d’être capable de lire un livre ; ils apprennent à lire en lisant un livre.
  • La lecture des parents à l’enfant suffit à la susciter.
  • Les bons lecteurs ne lisent pas en détail, ils lisent en diagonale.
  • Un bon lecteur fait des prédictions d’après le contexte.
  • La précision n’est pas nécessaire pour une bonne lecture.
  • L’orthographe s’acquiert simplement par l’écriture.
Enfin, on ne peut pas évoquer les pratiques basées sur les preuves sans mentionner les travaux incontournables de John Hattie (2009), synthétisés dans son ouvrage Visible Learning : synthèse de plus de 500 méta-analyses liées à la réussite et 50 000 études analysées. Il a isolé 138 variables ayant une influence sur la réussite (voir ici ).

John Hattie a clairement mis en évidence, le rôle de l’enseignant ; pour être efficace, celui-ci doit se concevoir comme un « activateur » et non comme un « facilitateur ». Le tableau suivant résume ses observations, la deuxième colonne indique les effets de taille. La moyenne des effets est de 60 pour l’enseignant activateur et seulement de 17 pour l’enseignant facilitateur.

Enseignant activateur

Enseignant facilitateur


ES

ES
Enseignement réciproque

Rétroaction

Enseigner aux élèves l’auto-verbalisation

Stratégies méta-cognitives

Direct Instruction

Enseignement de maîtrise

Défis, challenge

Effets d’évaluations fréquentes

Organisation comportementale
74

72

67


67

59

57

56

46


41
Simulations et jeux

Enseignement basé sur les enquêtes
Des classes plus petites


Enseignement personnalisé

Apprentissage basé sur les problèmes
Enseignement différent pour les filles et les garçons
Enseignement basé sur Internet
Apprentissage global de la lecture

Enseignement inductif
32

31

21


20

15

12

09

06


06

ACTIVATEUR

60

FACILITATEUR

17

Tous les ingrédients sont réunis pour que les données probantes fassent leur entrée dans le monde éducatif. Il est rassurant qu’elles commencent à le faire dans certains pays, plus ouverts et plus hardis que nous. Il ne reste plus qu’à espérer que leur exemple aura raison du passéisme pédagogique que nous connaissons aujourd’hui et qu’un jour prochain, les décideurs se libéreront du carcan idéologique qui les empêche de recommander des pratiques efficaces.


Pour en savoir plus sur EBP voir les articles très renseignés de Kerry Hempenstall, celui-ci par exemple.

 

4 commentaires:

  1. Rien à redire sauf peut-être sur votre comparaison avec la saignée. Je penche plutôt pour comparer le constructivisme à la phrénologie: une attitude pré-scientifique ayant plus ou moins approché une ou deux bribes d'exactitude et dont on a déduit des conséquences extrêmement néfastes. Le constructivisme est à l'enseignement ce que la phrénologie est aux neurosciences.

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  2. En dehors du fait que la saignée a sans doute plus d’impact dans l’imaginaire collectif que la phrénologie, c’est son absence de fondement scientifique et sa longévité jusqu’au début du XXème siècle en dépit des connaissances scientifiques, qui sont à l’origine de la comparaison.
    Mais, là n’était pas la question …

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  3. A part ca je crois que vous avez fait une erreur dans le tableau récapitulatif: l'enseignement inductif, s'il est une véritable calamité, obtient quand même 0.33 et non 0.06 d'effet d'ampleur. Ca reste largement en dessous du niveau à partir duquel on perd son temps...

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  4. Cela dépend des études auxquelles il est fait référence. Hattie 2008, p.208 mentionne un effet de 0.33 ; conclusion basée sur deux méta analyses, une de 1983 avec un effet de 0.06 et l’autre de 2008 avec un effet de 0.59. Il fait la moyenne des deux. Vous trouverez les deux mesures mentionnées ici dans un même document.

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