Parce que la pratique basée
sur les preuves (ou Evidence Based Practice) est encore largement ignorée chez
nous, voici quelques éléments permettant d’en mieux comprendre la teneur et
l’intérêt. Si cette idée a tant de mal à être admise dans le milieu éducatif
français, c’est car elle remet en question nombre de croyances si fermement
ancrées dans l’opinion.
Partons de la question
suivante : sur quoi repose la pratique professionnelle enseignante ? Sur
des croyances, sur une tradition, sur une pratique artisanale, sur une vocation ...
Croyances :
de la même manière que l’on croyait aux vertus thérapeutiques de la saignée, il
est admis que l’on doit adapter son enseignement au style cognitif de chaque
élève, ou bien que la mémorisation systématique de certains faits nuit à la
compréhension ou encore qu’il faut mettre
d’emblée les élèves devant des situations complexes afin qu’ils apprennent
mieux. Ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres. Il s'agit d'un
méli-mélo de croyances sans lien avec le réel; elles constituent les
bases de la pratique enseignante.
Tradition :
la pratique doit se situer dans une continuité historique ; l’enseignant
reproduit la pratique à laquelle il a été confronté enfant et il l’adapte avec
plus ou moins de succès à son époque. On part du principe que les pratiques
d’autrefois étaient bonnes, et par conséquent elles doivent être perpétuées.
Artisanat :
l’enseignant est un artisan, il s’appuie sur un savoir-faire particulier, hors
d’un contexte généralisé. L’enseignant artisan a une pratique unique, la sienne,
qu’il a mise au point en observant ses maîtres. Il apprend en observant ses
collègues. Il reproduit les actions qu’on lui montre, il a une marge de
manœuvre limitée.
Apostolat :
On pourrait ajouter à cela « l’enseignant-curé », personne ayant reçu
une vocation à exercer ce métier, faite d’amour, d’abnégation, de dévouement.
Cette conception est parée de toutes les vertus humanistes et vise à rendre les
enfants heureux. Le salaire importe peu. Curieusement, elle persiste et même se
développe en des temps où les vertus de ce type ont tendance à disparaître.
Elle plaît au ministère, sans doute car elle fait passer au second plan les
revendications salariales.
Dans la pratique, on notera
la plupart du temps, un mélange de ces approches, au risque d’obtenir des
compositions assez saugrenues. On notera aussi que le principe de recherche
d’efficacité n’est pas dominant, même si chaque enseignant revendique
personnellement des résultats. On comprend mieux pourquoi
une pratique basée sur les preuves, utilisant les apports de la science serait
véritablement révolutionnaire.
Voyons un peu comment les
autres disciplines ont envisagé la question. Cela n’a pas été facile. Ainsi, Lister au
milieu du XIXème siècle, s’est fait le propagateur de l’antisepsie
en chirurgie. Mais il a fallu attendre une cinquantaine d’années avant que les
mesures d’hygiène qu’il préconisait soient effectivement mises en œuvre dans
les salles d’opération. En médecine, on date aux
années 90 l’apparition de la médecine basée sur les preuves. Elle est définie
ainsi : « utilisation
consciente, explicite et judicieuse des meilleures preuves pour la prise de
décision relative à la santé des patients ». (Sackett, 1996). Cette méthode s’est étendue à d’autres disciplines
comme la psychologie par exemple; les essais randomisés contrôlés sont devenus
le gold standard pour évaluer l’efficacité d’une intervention. Ce type d’étude
est très fiable. La formation professionnelle aux disciplines utilisant les
données probantes accorde une grande importance à la conception de la recherche
empirique.
L’adoption des données probantes est un signe de
maturité professionnelle, comme l’explique très clairement Douglas Carnine : « Une profession mature est caractérisée par
le remplacement des jugements d’experts individuels par ceux construits sur des
données quantifiées pouvant être inspectés par un vaste public ; moins
d’importance est accordée à la confiance personnelle et plus à l’objectivité ;
un plus grand rôle est accordé aux mesures standardisées et à des procédures
issues d’informations scientifiques utilisant des groupes de contrôle. »
(Carnine, 2000). Cela ne laisse aucune place aux décisions subjectives
individuelles ou à l’idéologie.Les domaines qui ont le plus
évolué récemment sont ceux qui utilisent les données probantes comme par
exemple la médecine, la technologie, les transports, l’agriculture.
En matière éducative, les États-Unis
et l’Australie semblent prêts à franchir le pas si on en croit les diverses
déclarations d’intention. Un édit fédéral américain de 2012 demande
officiellement de promouvoir l’utilisation de preuves rigoureuses pour la prise
de décision, les programmes administratifs et la planification nationale. En Australie, le
gouvernement a récemment demandé que dans toutes les écoles primaires, soient
utilisées des pratiques enseignantes s’appuyant sur des preuves rigoureuses
afin d’améliorer la littéracie. Comme il demande aussi à la formation des
enseignants d’inclure des modules de formation à l’enseignement basé sur les
données probantes. (Response to recommendations of the Dyslexia Working Party Report
‘Helping people with dyslexia: A national action agenda’ sep 2012).
Les approches basées sur les
preuves ont développé des revues systématiques de grande ampleur et des
méta-analyses, lesquelles permettent un accès facile à ce qui est efficace.C’est ainsi que ces études
ont démoli un certain nombre de croyances populaires comme par exemple :
- Apprendre à lire est un acte naturel, comme apprendre à parler.
- Les enfants n’apprennent pas à lire afin d’être capable de lire un livre ; ils apprennent à lire en lisant un livre.
- La lecture des parents à l’enfant suffit à la susciter.
- Les bons lecteurs ne lisent pas en détail, ils lisent en diagonale.
- Un bon lecteur fait des prédictions d’après le contexte.
- La précision n’est pas nécessaire pour une bonne lecture.
- L’orthographe s’acquiert simplement par l’écriture.
Enfin, on ne peut pas
évoquer les pratiques basées sur les preuves sans mentionner les travaux
incontournables de John Hattie (2009), synthétisés dans son ouvrage Visible Learning : synthèse de plus
de 500 méta-analyses liées à la réussite et 50 000 études analysées. Il a
isolé 138 variables ayant une influence sur la réussite (voir ici ).
John Hattie a clairement mis
en évidence, le rôle de l’enseignant ; pour être efficace, celui-ci doit
se concevoir comme un « activateur » et non comme un
« facilitateur ». Le tableau suivant résume ses observations, la
deuxième colonne indique les effets de taille. La moyenne des effets est de 60
pour l’enseignant activateur et seulement de 17 pour l’enseignant
facilitateur.
Enseignant activateur
|
Enseignant facilitateur
|
||
ES
|
ES
|
||
Enseignement réciproque
Rétroaction
Enseigner aux élèves l’auto-verbalisation
Stratégies méta-cognitives
Direct Instruction
Enseignement de maîtrise
Défis, challenge
Effets d’évaluations fréquentes
Organisation comportementale
|
74
72
67
67
59
57
56
46
41
|
Simulations
et jeux
Enseignement
basé sur les enquêtes
Des
classes plus petites
Enseignement
personnalisé
Apprentissage
basé sur les problèmes
Enseignement
différent pour les filles et les garçons
Enseignement
basé sur Internet
Apprentissage
global de la lecture
Enseignement
inductif
|
32
31
21
20
15
12
09
06
06
|
ACTIVATEUR
|
60
|
FACILITATEUR
|
17
|
Tous les ingrédients sont réunis
pour que les données probantes fassent leur entrée dans le monde éducatif. Il
est rassurant qu’elles commencent à le faire dans certains pays, plus ouverts
et plus hardis que nous. Il ne reste plus qu’à espérer que leur exemple aura
raison du passéisme pédagogique que nous connaissons aujourd’hui et qu’un jour
prochain, les décideurs se libéreront du carcan idéologique qui les empêche de recommander des pratiques efficaces.
Pour en savoir plus sur EBP voir les articles très renseignés de Kerry Hempenstall, celui-ci par exemple.