Le métier d’enseignant est mal
considéré dans notre société, en particulier dans le premier degré. Le niveau
extrêmement bas des salaires en est un symptôme, parmi d’autres. Cette
déconsidération sociale est accompagnée d’une déconsidération purement professionnelle.
Ainsi, l’avis de l’enseignant relativement à une action pédagogique n’a pas
plus de poids que celle d’un non enseignant. Nombre de décisions pédagogiques
lui incombant sont maintenant prises par les parents d’élèves. Il en était
ainsi du redoublement, à une époque pas si lointaine où celui-ci était encore
possible. C’est aussi le cas pour décider de faire entrer un élève dans le
circuit de l’éducation spécialisée : les parents peuvent, sans même prendre
avis de l’enseignant, saisir la MDPH. à
l’inverse, ils peuvent s’opposer à une orientation en classe spécialisée. Sans
parler des prises en charge extérieures à l’école, qui font les choux gras de
tous les orthophonistes, « orthocalculistes » , « orthographistes » et dont les
résultats en classe sont bien trop souvent invisibles à l’œil nu de
l’enseignant. Cela passe aussi par nombre d’exigences pédagogiques du type
« mon enfant ne peut pas écrire, il doit avoir un ordinateur »et bien
d’autres encore, souvent extravagantes. Les parents d’élèves ont désormais un pouvoir
pédagogique décisionnel bien plus pesant que celui de l’enseignant alors qu’ils
ne sont pas des experts. Nous viendrait-il à l’esprit d’avoir de semblables
exigences chez notre médecin ou chez notre mécanicien ? Pourquoi ?
Car ils sont des spécialistes dans leur domaine et nous leur faisons confiance.
Ils vont avoir un acte approprié que nous serions incapables d’avoir. Si les
parents ont cette puissance décisionnelle, c’est car l’institution la leur a
donnée. Comme elle a permis que des enseignants non formés aient charge de
classe : souvenons-nous de ces enseignants issus des listes
complémentaires. Ils avaient été admis au concours sur listes complémentaires
et du fait de la pénurie d’enseignants, étaient envoyés sur le terrain
directement, sans avoir été formés. Leur formation avait lieu l’année suivante
après avoir, une année entière, fait de leur mieux pour instruire une cohorte
d’élèves malchanceux. Dans quel cerveau embrumé a pu germer une idée
pareille ? Dieu merci, nous n’avons pas encore de médecins « listes
complémentaires ». La déconsidération actuelle est issue de cette
« déprofessionnalisation » entretenue depuis des années.
Aujourd’hui, le métier d’enseignant
repose essentiellement sur des qualités personnelles, sur un engagement
individuel, sur l’intuition, sur le bon sens, sur la curiosité personnelle, sur
le militantisme, sur la tradition.Cela est admis dans
l’opinion : un enseignant doit avoir la vocation, il a une mission
à remplir, il doit être engagé, dévoué, passionné. Ce vocabulaire religieux donnant une dimension quasi
mystique à la chose, est soigneusement entretenu par l’institution. Ainsi
V.Peillon écrivait dans sa lettre aux personnels de l’E .N. en juin 2012, « Nous savons aussi la force de votre
dévouement, la passion et la vocation qui vous animent ». Le ministère
actuel se lamente encore sur la crise des
vocations. Ces qualités humaines, certes très positives, sont éminemment
variables d’un individu à un autre ; aussi vertueuses soient-elles, elles
ne transforment pas un citoyen lambda en professionnel de l’enseignement si
celui-ci ne possède pas les connaissances indispensables à l’acte d’enseigner.
L’enseignant manquerait donc de
professionnalisme ? Avant de répondre, il convient de se demander ce
qu’est un professionnel de l’enseignement. Autrement dit, existe-t-il un
certain nombre de savoirs et de savoir-faire spécifiques que ne possèdent pas
les membres d’autres professions ou les citoyens sans profession ? Si la
réponse est non, alors il s’agit d’une occupation pouvant être exercée par
n’importe quel citoyen lambda. Rappelons-nous des listes complémentaires. Bien
entendu, la réponse est oui. Oui, il y a des savoirs spécifiques à la pratique
du métier. En quoi consistent-ils ?
L’enseignant professionnel est
responsable du choix des actions pédagogiques qui permettront la réussite des
élèves. En ce sens, il ne se contente pas d’appliquer des procédures. L’idée de
choix, indissociable d’une action professionnelle, ne signifie pas que
l’enseignant va choisir telle ou telle action selon son humeur du jour, sa
personnalité, ou le climat qu’il désire instaurer. Le professionnel fait un
choix éclairé : celui-ci doit
être filtré par l’expertise. Comme aime à le souligner John Hattie (Know thy impact), toute intervention en
classe a un impact : la question est d’évaluer l’efficacité de cet impact
et de ne retenir que les actions dont l’impact est notable. Selon ses travaux,
toute action ayant un effet supérieur à 0.40 peut être utilisée. Se pose alors
la question de la connaissance des actions possibles en lien avec leurs
efficacités respectives. C’est la pierre angulaire d’une formation
professionnalisante : avoir connaissance des données tangibles (ou données
probantes) de la recherche en éducation. La recherche est aujourd’hui assez
avancée pour pouvoir affirmer qu’il existe des méthodes et des principes
efficaces et d’autres moins. Une fois l’enseignant informé de ces recherches,
il peut alors choisir en fonction du contexte spécifique à sa classe, de la
situation du moment, l’action la plus appropriée pour susciter les
apprentissages. Bien entendu, la formation continue doit aussi tenir les
enseignants au courant des dernières avancées de la recherche.
De quelle recherche
s’agit-il ? Bien entendu, les résultats de la recherche doivent avoir une
validité scientifique. Il ne s’agit pas de considérer comme donnée tangible
n’importe quelle expérimentation faite sur une classe d’élèves. Les travaux
sont assez nombreux à l’heure actuelle pour pouvoir donner crédit à certaines
conclusions, notamment grâce aux méta-analyses. La communauté, en matière de
recherche, s’accorde aussi sur la
taxonomie d’Ellis et Fouts.
En l’état actuel des choses, nous
savons que certaines façons de faire, certaines méthodes, certains principes,
sont déterminants pour de meilleurs apprentissages. Et pourtant, ils ne font
toujours pas l’objet de communication auprès des enseignants. Et plus grave
encore, nombre de mythes pédagogiques circulent, véhiculés même par les
formateurs. (Exemples : les styles d’apprentissage, les intelligences
multiples, cerveau/droit gauche, Brain Gym …) Les exemples seraient nombreux. Pour
qu’un tel type de formation puisse se faire, il faudrait au préalable que les données probantes de la recherche
soient acceptées dans le domaine éducatif. Il y a d’énormes résistances dans un
système qui, depuis des lustres, conçoit son enseignement sur des principes
idéologiques et fait peu de cas de la réalité des apprentissages. Les conservateurs
du système en place évoquent fréquemment les peurs que cette approche suscite
chez eux. Craintes reposant sur une méconnaissance de la recherche et des
pratiques efficaces.
Or, être professionnel ne signifie
pas devenir un simple technicien exécutant des tâches, tel une machine démunie
de pensée. Le professionnel, par sa connaissance des actions possibles, peut
choisir la plus adaptée, il est capable de réagir immédiatement à la situation.
Prenons un exemple concret : l’enseignant non professionnel sera tenté de
proposer à tel élève une explication graphique car il suppose qu’il est à
dominance visuelle. Dans la même situation, l’enseignant professionnel
s’appuiera sur la modalité dominante du sujet et non sur celle de l’élève car
il connaîtra la teneur du mythe relatif aux styles d’apprentissage.
Être professionnel permet à son
esprit critique de s’exprimer ; nous savons tous qu’il n’est d’esprit
critique que dans le cadre d’une connaissance factuelle. L’enseignant non
professionnel, aussi sérieux et engagé soit-il, n’a pas à sa disposition les
éléments lui permettant de réaliser que ses actions ne sont pas très efficaces.
Nous pouvons, et je l’ai fait aussi, avoir des pratiques contre-productives, pendant
longtemps et persister à les utiliser tant on nous en persuade.
Être professionnel ne signifie pas
une uniformisation des pratiques. Seules celles qui sont efficaces sont
retenues.Elles peuvent être diverses et la recherche n'a pas dit son dernier mot.
Être professionnel ne signifie pas
perdre son âme ni sa personnalité. La personnalité de l’enseignant reste, quelle
que soit la méthode utilisée, ses vertus personnelles aussi, elles vont
enrichir sa pratique, en faire une chose unique en lui ajoutant l’efficacité.
Deux enseignants efficaces, même s’ils utilisent une méthode semblable, ce qui
n’est pas obligé, auront des réalités de classes différentes.
Être professionnel signifie être
plus libre, car dégagé des soucis relatifs à l’efficacité, par conséquent libre
de mieux interagir avec les élèves, libre de mieux les observer, libre de mieux
observer sa propre pratique.
Être professionnel ne déshumanise
pas l’enseignant : il n’y aucune raison pour qu’une pratique efficace le
transforme en un robot dépourvu d’humanité. C’est pourtant l’épouvantail brandi
par les détracteurs des pratiques efficaces et des données probantes. Les enseignants
professionnels peuvent être efficaces et leurs qualités humaines personnelles ajouter
un plus à cette efficacité.
Être professionnel implique être en
confiance avec sa pratique, ne plus tâtonner, être plus serein et plus
disponible. Dans tous les cas, les élèves sont gagnants.
Il y a eu pléthore de
réformes dans l’Éducation Nationale, toutes promettant qu’enfin le Grand Soir
était pour demain. En fait de révolution, c’est une conservation des
sempiternels principes qui ne permettent aucune amélioration ni de l’efficacité
des enseignants ni par conséquent du niveau des élèves. Les résultats sont là. La
professionnalisation n’est toujours pas au programme. Les décisionnaires,
malgré l’échec patent de leurs tentatives successives, persistent à proposer les
mêmes stratégies inefficaces, encore et toujours, tout en espérant des résultats
différents.
Sur John Hattie
Sur les mythes pédagogiques
Sur la professionnalisation